Martin Auer
L'Étrange guerre
Histoires pour l'éducation à la paix

Le rêveur

Traduit par Christian Lassalle

Il était une fois un homme qui était un rêveur. Il pensait par exemple qu'il devait bien être possible de voir à des milliers de kilomètres. Il croyait aussi possible de manger sa soupe avec une fourchette ou bien de se tenir sur la tête ou encore de vivre sans la peur.

Les gens lui disaient: "Mais ça ne va pas ! Tu n'es qu'un rêveur!". Et ils ajoutaient: "Ouvre donc les yeux et regarde les choses somme elles sont!". Et ils lui répétaient: "Il y a des lois naturelles qu'on ne peut pas changer!" .

Mais l'homme répondait: "Je ne sais pas... Il doit bien être possible de respirer sous l'eau. On doit bien pouvoir donner à manger à toute la planète. Tout le monde doit bien pouvoir apprendre ce qu'il a envie de savoir. Ce doit pourtant être possible de regarder dans son propre ventre."

Et les gens lui répondaient: "Ressaisis-toi, bon sang, c'est impossible. Tu ne peux pas dire comme ça: je le veux et hop ça arrive! Le monde est comme il est! Rien de plus!"

Lorsque l'on inventa la télévision et les rayons X, les hommes purent voir à des milliers de kilomètres et regarder dans leur ventre. Mais personne ne lui dit alors: "C'est vrai! Tu n'avais pas tout à fait tort!" . Personne ne lui dit rien non plus, quand fut découverte la plongée sous-marine et qu'on put ainsi respirer sous l'eau sans problème.

L'homme se dit alors: "Allons ! Peut-être qu'un jour on ne parlera plus de guerre!"

Le garçon bleu

Traduit par Christian Lassalle

Tout là-haut, derrière les étoiles, tout est différent d'ici. Et encore plus haut, tout est encore différent de là où tout est différent d'ici.

Mais si on volait là-haut, tout là-haut, tout au loin, là où tout est différent de partout, peut-être que tout serait presque comme ici.

Dans ces régions lointaines, il y a peut-être une planète, aussi grande que la terre, et sur cette planète vivent peut-être des hommes, qui nous ressemblent, sauf qu'ils sont bleus et qu'ils peuvent fermer leurs oreilles quand ils ne veulent rien entendre.

Et sur cette lointaine planète une guerre avait peut-être éclaté et beaucoup d'hommes bleus étaient morts. Il y restaient en arrière beaucoup d'orphelins. Et sur les ruines d'une maison qu'avaient détruite les bombes était assis un petit garçon bleu qui pleurait son père et sa mère. Il était assis là depuis longtemps et il pleurait. Et puis il s'arrêta tout à coup de pleurer, car il avait pleuré toutes les larmes qu'il avait en lui. Il releva son col de chemise, fourra ses mains dans ses poches et partit. Quand il voyait une pierre il tapait dedans et quand il voyait une fleur il la piétinait. Un petit chien vint à sa rencontre, le regarda et remua la queue. L'animal fit demi-tour et vint s'asseoir près du garçon, comme si il avait décidé de l'accompagner.

- Va t'en!, dit le garçon au chien. Mais tu dois t'en aller! Si tu restes avec moi, je vais être obligé de t'aimer et je ne veux plus jamais aimer personne.

Le chien le regarda et frétilla gaiement de la queue. Alors le garçon trouva un fusil près d'un soldat mort. Il le prit et le montra au chien.

- Avec ce fusil, je pourrais te tuer!, dit-il méchamment. Et le chien s'enfuit.

- Je te prends avec moi, dit le garçon au fusil. Tu seras mon meilleur camarade. Et il tira sur un arbre mort.

Plus loin, il trouva dans un champ un scooter volant abandonné. Il s'assit dessus et essaya de le démarrer : il fonctionnait.

- Maintenant, dit-il, j'ai un fusil et un scooter volant. Ils seront ma famille. J'aurais pu aussi avoir un chien, mais si un jour il avait été tué je serais mort de pleurer.

Il s'envola jusqu'à ce qu'il vît une maison d'où sortait de la fumée.

- Il y a là quelqu'un qui vit, dit le garçon. Il vola tout autour en regardant par les fenêtres. Il y avait une vieille femme qui faisait la cuisine.

Il se posa devant la maison, prit son fusil et entra.

- J'ai un fusil, dit-il à la vieille femme. Donne-moi à manger!

- C'est ce que j'aurais fait en tout cas, dit la vieille femme. Tu peux ranger ton fusil.

- Ne sois pas gentille avec moi, dit-il méchamment. Mon fusil peut te tuer!

La femme lui donna de quoi se nourrir et il repartit.

C'est ainsi que le garçon vécut. Il s'était aménagé une cachette dans une maison abandonnée. Quand il avait faim, il partait en scooter volant là où il trouvait des gens, les menaçait de son fusil pour avoir de quoi manger.

Le reste du temps, il survolait les champs de bataille déserts et ramassait des pièces d'armes ou d'engins qui étaient restés là. Et il rapportait le tout dans sa cachette.

- Je vais me construire un robot blindé géant, se dit-il. Il mesurera cent mètres, pèsera cent mille tonnes. Tout en haut, dans sa tête, je placerai la cabine de pilotage. Alors, je serai puissant et personne ne pourra rien contre moi.

Un jour passa devant sa cachette une petite fille. Le garçon sortit avec son fusil et lui dit :

- Va t'en! Mon fusil peut te tuer!

- Je ne te demande rien, dit la petite fille. Je suis simplement venu voir si les champignons repoussaient.

- Tu dois t'en aller, lui dit-il. Je ne veux personne avec moi!

- Es-tu donc tout seul au monde?, demanda la petite.

- Non, répondit-il. J'ai un fusil et un scooter volant: ils sont ma famille. Et un jour j'aurai un robot blindé géant!

- N'as-tu personne avec toi, ne personne vivant?, demanda la fillette.

- J'aurais pu avoir un chien. Mais si on me l'avait tué je serais mort de pleurer.

- Moi non plus, je n'ai personne, dit-elle. Nous pourrions rester ensemble?

- Je ne veux pas de quelqu'un qu'un fusil pourrait tuer!

- Alors tu dois te chercher quelqu'un qu'un fusil ne peut pas tuer!, dit la petite et elle partit.

Alors le garçon se construisit son robot blindé géant et s'installa à l'intérieur. Il s'assit tout en haut, dans la tête, là où il avait aménagé la cabine de pilotage.

Puis il se mit en route et parcourut le pays avec son robot blindé géant. Partout, les gens, quand ils le voyaient arriver, se sauvaient en criant. Mais ils ne pouvaient pas échapper au robot blindé géant.

Le garçon avait dans sa cabine un microphone et tout ce qu'il disait sortait amplifié de la gueule du robot blindé géant.

- Y a-t-il quelqu'un qu'un fusil ne pourrait pas tuer?, hurlait le robot. Mais partout où il arrivait les gens s'enfuyaient et jamais il ne trouvait quelqu'un qu'un fusil ne pouvait pas tuer.

Mais un jour il vit de sa cabine en bas quelqu'un qui ne partait pas en courant, mais qui au contraire s'était arrêté et lui criait quelque chose. Mais il était si haut qu'il ne pouvait rien entendre.

- C'est peut-être quelqu'un qu'un fusil ne peut pas tuer?, se demandait le garçon et il descendit. C'était la vieille femme qui lui avait donné à manger.

- Tu voulais me dire quelque chose?, demanda le garçon .

- Oui, dit la vieille. J'ai entendu parler de quelqu'un qu'un fusil ne peut pas tuer. Je me suis dit que je devais t'en parler.

- Et qui est-ce?, demanda le garçon.

- Il s'agit d'un vieil homme qui vit sur la lune.

- Alors il faut que j'aille le chercher, dit le garçon , car je ne veux de personne qu'un fusil peut tuer.

Il tourna une manette : son robot blindé géant se transforma en une fusée blindée géante et il s'envola vers la lune.

Là-haut sur la lune le garçon dut chercher longtemps. Mais il finit par trouver le vieil homme. Celui-ci était assis derrière un télescope et regardait en bas la planète bleue.

- Es-tu celui qu'un fusil ne peut pas tuer?, demanda le garçon au vieux.

- Je crois bien, dit le vieil homme.

- Et que vois-tu dans ta lunette?

- J'étudie les gens sur la planète en dessous.

- Je peux rester avec toi?, demanda le garçon .

- Peut-être, dit le vieil homme. Pourquoi veux-tu donc rester avec moi?

- Parce que je ne veux rester avec personne qu'on pourrait tuer. Lorsque mes parents sont morts j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. J'aurais pu avoir un chien, mais si on me l'avait tué je serais mort de pleurer. J'aurais pu rester avec une vieille femme ou une petite fille, mais elles n'étaient pas équipées contre les balles de fusil et si on me les avait tuées je serais mort de chagrin.

- C'est bon, dit le vieux. Tu peux rester avec moi. Moi, personne ne peut me tuer : ici il n'y a pas de fusil.

- Ce n'est que ça?, demanda le garçon .

- Oui, uniquement ça, dit le vieil homme.

- J'ai pris avec moi mon fusil.

- Dommage, dit le vieux. Tu ne peux rester avec moi. Ton fusil pourrait me tuer.

- Alors je dois repartir, dit le garçon.

- Oui, dit le vieil homme.

- Dommage, dit le garçon.

- Cela te fait de la peine?, dit le vieux.

- Oui, dit le garçon . J'aurais aimé rester ici.

- Tu pourrais peut-être te débarrasser de ton fusil?, dit le vieil homme.

- Peut-être, dit le garçon .

- Et ainsi tu pourrais rester avec moi, dit le vieil homme.

- Peut-être, dit le garçon. Et qu'est-ce que je ferais?

- Tu pourrais regarder dans ce télescope et peut-être découvrir pourquoi les gens là-bas se font la guerre.

- Et pourquoi se font-ils la guerre?

- Ça! Je ne le sais pas non plus. Sans doute parce qu'ils ne se connaissent pas assez les uns les autres. Sans doute parce qu'ils sont si nombreux et que leur vie est si compliquée qu'ils ne perçoivent pas les conséquences de leurs actes. Ils ne savent sans doute pas d'où vient la viande qu'ils mangent ni où va le pain qu'ils cuisent. Ni si le fer qu'ils extraient de la terre servira à faire des camions ou des canons. Ni si la viande qu'ils mangent a été volée à d'autres. Si ils pouvaient se voir d'ici, ils comprendraient peut-être plus facilement.

- Alors, il faudrait leur montrer?, dit le garçon .

- Peut-être, dit le vieux. Mais je suis trop vieux et trop fatigué.

Alors le garçon laissa échapper son fusil qui traversa l'espace pour venir s'écraser sur la planète en bas.

Le garçon resta longtemps, très longtemps avec le vieil homme à regarder dans le télescope et à étudier les hommes en dessous. Et peut-être qu'un jour il est redescendu pour leur expliquer ce qu'ils faisaient de travers.

Sur la planète des carottes

Traduit par Christian Lassalle

Sur une toute petite planète vivaient autrefois des gens qui étaient laborieux et d'autres qui l'étaient moins. Il y en avait aussi quelques-uns qui étaient très laborieux et aussi quelques-uns qui étaient très paresseux. En un mot, c'était comme partout dans l'univers.

Sauf que les paresseux comme les laborieux, tout ce qu'ils produisaient et c'était surtout différentes sortes de carottes, ils le mettaient sur un tas et tous en mangeaient. Cela n'était pas comme partout.

Mais un jour quelques-uns parmi les bien courageux dirent : "Maintenant, ça suffit! Nous travaillons et travaillons. Et les autres passent leur journée allongés à siffloter au soleil, ils arrivent et mangent nos carottes." Et ils ne mirent plus leurs carottes sur le tas commun, mais les gardèrent chez eux et mangèrent à s'en crever le ventre.

Les bien paresseux haussèrent les épaules et continuèrent à se servir sur le grand tas. Naturellement, ils mangeaient plus que ce qu'ils apportaient. Alors les moyens courageux et les moyens paresseux se rendirent compte que chacun avait moins qu'avant. En effet, les bien courageux avaient toujours apporté beaucoup de carottes, plus que ce qu'ils mangeaient.

Alors, les moyens courageux dirent : "Nous allons aussi conserver nos propres carottes". Et ils ne les mirent plus sur le grand tas, mais en firent un petit tas près de chez eux.

Les moyens paresseux firent pareil. "Il ne nous reste rien", dirent-ils aux très paresseux.

C'est ainsi que chacun eut devant sa maison son propre tas de carottes et, quand il avait envie d'une espèce de carotte qu'il n'avait pas dans son tas, il lui fallait aller voir si quelqu'un pouvait faire un échange avec lui.

Alors débuta un va-et-vient : après le travail, les gens devaient s'occuper pendant des heures du troc de carottes, jusqu'à ce chacun eût chez lui tous les types de carottes dont il avait ou croyait avoir besoin.

"Ce sont de nouvelles habitudes" dirent les bien paresseux entre eux. Pour eux, il n'y avait plus désormais de tas commun où ils auraient pu "carotter". Chacun en tira une leçon différente. Certains se dirent : "Bon! Il va falloir travailler davantage." Ce ne fut d'ailleurs pas si simple. En effet quand un de ces paresseux repentants arrivait sur un champ pour planter des carottes, la plupart du temps il tombait sur quelqu'un qui lui disait : "Hé! Ici, c'est moi qui de tout temps ai planté des carottes : c'est mon champ!"

Mais d'autres allaient simplement chez les plus riches et prenaient sur le tas de carottes ce dont ils avaient envie. "Nous nous sommes toujours servis sur les tas collectifs. Et si aujourd'hui il y a beaucoup de tas, ce sont toujours des tas collectifs. En tout cas, nous nous servons", disaient-ils.

Ce qui n'était pas l'avis des plus riches qui se mirent à construire des clôtures autour de leurs tas de carottes. Bientôt tous durent construire des clôtures autour des tas. En effet, plus il y avait de gens qui entouraient leurs tas, plus les bien paresseux, qui tenaient aux anciennes habitudes, se servaient dans les tas de ceux qui n'avait pas de clôture.

Tôt ou tard, tous ceux qui avaient un tas eurent aussi une clôture autour. C'est ainsi qu'après le travail ils durent consacrer du temps non seulement à faire du troc, mais aussi à entretenir, à améliorer les clôtures et à veiller à ce que personne ne passe par-dessus.

Certains se mirent alors à pester :"Autrefois, nous nous retrouvions après le travail près du grand tas de carottes, nous nous racontions des blagues, nous jouions à saute-mouton. Maintenant, après le travail nous restons à la maison à surveiller nos carottes et réparer nos clôtures. Le matin, nous sommes crevés, nous ne sommes même plus capables de planter correctement nos carottes. Toujours est-il que nous avons beaucoup plus à faire qu'avant, mais les carottes n'en profitent pas".

Et certains proposèrent de revenir à l'ancienne habitude du grand tas collectif. "Plutôt nourrir quelques chapardeurs bien paresseux que de nous torturer à faire du troc, à surveiller ou à réparer les clôtures!"

Mais les plus riches protestèrent :"Non, si nous revenons à la vieille coutume, cela signifie que nous autorisons la rapine. Alors tout le monde voudra chaparder, plus personne ne voudra planter de carotte et nous mourrons de faim!"

"Mais non", dirent les autres. "La plupart trouvent ennuyeux de passer des journées à siffloter allongés au soleil. En fait, il n'y a que très peu de vrais paresseux. Et puis, en réalité, planter des carottes nous amuse."

"Non, rétorquèrent les plus riches. "Planter des carottes n'amuse personne. Avoir des carottes, oui, ça amuse tout le monde".

Vous pouvez partager vos carottes avec les paresseux si vous en avez envie. Nous, en tous cas, ne démontons pas nos clôtures!"

"Bon", dirent alors les moyens riches, "si les bien riches ne veulent pas participer, nous préférons garder nos clôtures, nous avons pas assez pour pouvoir partager avec les paresseux."

Et les moyens pauvres dirent : "Oui, si nous sommes les seuls à partager, nous avons trop peu. Il nous faut donc garder nos clôtures."

Cette fois-là, rien n'aboutit. Et même si la plupart savaient bien que tous auraient plus de travail sans avoir pour autant plus de carottes, ils ne réussirent pas à revenir à l'ancienne coutume.

Même, on vit de drôles de choses. Certains de ceux qui n'avaient pas de grand champ de carottes allèrent voir les plus riches et leur dirent : "Ecoutez un peu! Si vous me donnez chaque jour quelques carottes, alors je veille sur vos tas".

Et d'autres eurent une idée et proposèrent :"A celui qui me donne des carottes, je lui répare sa clôture!" Et c'est ainsi que d'autres allèrent de maison en maison :"Donnez-moi quelques-unes de vos carottes, j'irai faire le troc pour vous, si vous m'autorisez à garder une carotte sur cinq".

Tout alla comme ça pendant un moment. Un jour certains se grattèrent la tête et dirent :"Normalement, je devrais avoir plus de temps libre maintenant, mais en fait je dois planter de plus en plus de carottes pour pouvoir payer le réparateur de clôture, le veilleur de nuit et celui qui troque mes carottes!"

De nouveau, certains proposèrent de revenir à l'ancienne coutume. Mais bizarrement ce ne fut pas seulement les plus riches qui réagirent, mais aussi les plus pauvres. "Vous voulez nous prendre notre travail" s'écrièrent les réparateur de clôtures.

"De quoi allons nous vivre ?" s'écrièrent les veilleurs de nuit.

"Vous voulez nous faire crever de faim ?" s'écrièrent ceux qui troquaient des carottes.

Eh oui! Et c'est ainsi que se perpétua la nouvelle coutume.

La peur

Traduit par Christian Lassalle

Pourquoi
Me regarde-t-il
D'un drôle d'air ?

A-t-il peur de moi ?

Pourquoi
A-t-il donc
Peur de moi ?

Croit-il que je lui en veux ?

Pourquoi
Croit-il donc
Que je lui en veux ?
Je n'en veux à personne !

Je n'en veux à personne sauf
A ceux qui m'en veulent !

Pourquoi celui-là
Croit-il que je lui en veux ?
C'est qu'il sait que j'en veux
A ceux qui m'en veulent.
Alors,
C'est qu'il m'en veut !

SI c'est comme ça, il va m' trouver et je vais lui en coller une,
Comme ça il saura pourquoi.

Paf !
Il a été plus rapide.
Maint'nant je suis par terre.

Je le savais depuis le début
Qu'il m'en voulait !

Encore la peur

Traduit par Christian Lassalle

Nous sommes un pays pacifique
Et n'agressons personne.
Encore un peu
Et nous serions agressés.

Qui n'a pas l'intention
De nous agresser,
N'a pas à avoir peur de nous.

Qui cherche à
Se protéger de nous,
Prouve par là
Qu'il a peur de nous.

Qui a peur de nous,
Prouve par là
Qu'il a l'intention
De nous agresser.

Il est donc clair
Que nous devons agresser
Quiconque cherche à se défendre

Les étranges habitants de la planète Hortus

Traduit par Christian Lassalle

Sur la planète Hortus vivaient quatre petits peuples dans quatre petits villages: les Pomme, les Prune, les Poire et les Framboise. Les Pomme vivaient de gelée de pomme, de compote de pomme, de confiture de pomme et de tartes aux pommes. Les Prune vivaient de gelée de prune, de compote de prune, de confiture de prune et de tartes aux prunes. Et chez les Poire et les Framboise, il en était de même.

Cela fonctionna bien pendant un certain temps, mais un jour l’éternelle confiture de poire ressortit aux Poire par les yeux. L’un d’entre eux dit: "Savez-vous? Nous devrions devenir brigands!"

"Brigands? Qu’est-ce que c’est?"

"C’est tout simple. Nous nous introduisons la nuit chez les Prune et , quand ils dorment tous, nous leur tombons dessus et les rouons de coups. Ensuite, nous emportons autant de prunes que possible et nous déguerpissons. Alors, nous pourrons enfin goûter la gelée de prune, la compote de prune, la confiture de prune et la tarte aux prunes!"

"Bravo! On va bien s'amuser!"

Et ils s'introduisirent dans le village des Prune et, lorsque tous étaient endormis, ils leur tombèrent dessus, pénétrèrent dans leurs maisons et les rouèrent de coups. Puis ils emportèrent autant de prunes que possible et ils décampèrent.

Les Prune furent très effrayés et tristes. "Que s'est-il passé ? Une pareille chose ne s'est encore jamais produite!"

"Les Poire sont peut-être devenus fous? Nous devrions leur envoyer la mère Queue-de-quetsche!"

La vieille Queue-de-quetsche savait en effet fabriquer une huile à base de noyaux de prunes, avec laquelle elle soignait toutes la maladies, sauf les pieds cassés.

C'est ainsi que la mère Queue-de-quetsche se mit en route avec un petit pot d'huile de noyaux de prunes. Mais, quand elle revint le soir, "Ils ne veulent pas se faire soigner" dit-elle. "Ils m'ont menacée et m'ont renvoyée".

"C'est grave! Que faire maintenant?"

"Si ils ne veulent pas se soigner, c'est qu'ils ne sont pas malades, mais qu'ils sont méchants. Il faut les punir!"

"Oui, allons-y! Nous leur tombons dessus et leur prenons leurs poires. Ce ne sera que justice!"

Et tous exultèrent et poussèrent de grands cris. Seule, la mère Queue-de-quetsche secoua la tête, inquiéte.

Les Prune se mirent sur le chemin de la guerre. Dans la nuit, ils envahirent les Poire et les rouèrent de coups. Puis ils emportèrent autant de poires que possible et décampèrent.

"Et que ferez-vous, si demain ils reviennent?" Tous eurent un regard soucieux. Mais le jeune sire Noyau dit : "Nous allons poster des sentinelles tout autour du village, avec de longs bâtons. Et si jamais ils viennent, ils les battront'.

C'est ce qu'ils firent, et lorsque quelques nuits plus tard les Poire revinrent, ils reçurent une bonne raclée.

"Bon! C'est bien ce que j'avais dit! Ils ont eu ce qu'ils méritaient! Ils n'y reviendront pas de sitôt!"

"Bien, bien. Mais, sais-tu, chaque nuit pendant deux semaines nous avons monté la garde et le jour nous avons dormi. Entre-temps, nous avons mangé toutes nos tartes aux prunes et toute notre confiture de prune. Et nous n'avons eu le temps ni de cuisiner ni de cuire!"

"Alors nous devons tous vous donner quelque chose! Car vous avez monté la garde pour tous!"

Tous les Prune donnèrent aux gardes quelque chose et le sire Noyau en eut le plus. "Car je dois m'occuper de tout! Je porte la Responsabilité!"

Peu de temps après, les Prune se mirent à grogner, car jusque là ils avaient toujours eu assez pour tous. Mais, maintenant que les jeunes hommes montaient la garde au lieu de s'occuper des pruniers, de cuisiner et de cuire, cela ne suffisait plus.

"Bien" dit le sire Noyau. "A qui la faute si nos jeunes hommes ne peuvent plus travailler, mais doivent monter la garde? Aux Poire! Alors, les Poire doivent payer!"

Et il se mit en marche vers le village Poire avec ses hommes pour les piller. Mais les Poire avaient aussi posté des gardes. Il y eut une terrible bagarre à mi-chemin entre les deux villages et les Prune ne purent pas s'emparer de poires.

Alors le sire Noyau dit : "Nous devons confectionner des filets et les jeter sur les gardes des Poire. Ainsi, nous pourrons les vaincre et piller leur village!"

C'est ainsi que tous les Prune durent fabriquer des filets et cette fois-ci l'attaque réussit.

Fier à la tête de ses troupes, le sire Noyau revint au village, tandis que chacun de ses hommes portait sur les épaules un sac de poires. Le sire Noyau portait, lui aussi, quelque chose : la Responsabilité.

Le sire Noyau fit déverser les poires sur un grand tas au milieu du village. Puis il divisa le grand tas en trois plus petits. "Voilà" dit-il "Un tas pour les habitants du village, pour que tous aient à manger. Un pour mes soldats, parce qu'ils ont combattu avec courage. Et un pour moi, parce que je porte la Responsabilité pour tout".

Et tous se réjouirent et tapèrent sur l'épaule du sire Noyau. Seule, la vieille mère Queue-de-questsche hocha la tête, inquiéte, et dit :"Et si ils fabriquent aussi des filets, les Poire?"

"J'y ai pensé! Nous allons construire un mur autour du village, ainsi ils ne pourront plus nous envahir" Et c'est ainsi que les Prune durent construire un mur tout autour du village.

Mais les Poire ne voulurent pas en rester là. Et lorsque leurs envoyés rapportèrent que les Prune construisaient un mur autour de leur village, ils se mirent eux aussi à construire un mur autour de leur village. Et ils tissèrent des filets pour pouvoir attraper les gardes. En plus, ils fabriquèrent des échelles pour pouvoir passer par-dessus le mur des Prune. Et une nuit ils envahirent leur village avec leurs échelles et le mirent à sac.

"Maintenant, ça suffit! Nous allons donner à ces lâches de Poire une bonne leçon dont ils ne se remettront jamais. Mais, entre-temps, les Poire fabriquèrent une puissante catapulte pour bombarder le mur du village des Prune.

Et une nuit l'armée Prune pénétra dans le village des Poire, pendant que l'armée Poire pénétrait dans le village des Prune. Par cette nuit couverte et sombre, les deux armées s'étaient croisées sans s'en rendre compte. Lorsque les Poire eurent appuyé leur tour contre le mur des Prune, le sire Noyau se hissa et cria :"Ouvrez le portail et rendez vous, sinon nous incendions votre village".

Et lorsque les Prune eurent amené leur catapulte devant le mur des Poire, leur chef écrivit sur un bout de papier :" Rendez vous, sinon votre village sera rasé! Et comme l'armée Poire était partie, les habitants ouvrirent les portes et laissèrent entrer les Prune. Et les Prune ouvrirent aussi les portes et laissèrent entrer les Poire.

Mais quand les armées voulurent commencer le pillage, il n'y avait plus rien. A peine quelques petits pots de confiture, quelques tartes desséchées et un reste de compote moisi.

"Il n'y a plus rien" dirent les Poire aux soldats Prune. "Nous n'avons pas eu le temps de cuisiner, ni de nous occuper des arbres. Tout a été réquisitionné pour la guerre."

"Nous n'avons plus rien" dirent les Prune aux soldats Poire. "Nous n'avons pas eu le temps de soigner les arbres, ni de faire des tartes : tout a été réquisitionné pour la guerre."

"Bon sang!" dit le chef des soldats Poire et il fit demi-tour.

"Nom d'un chien!" !" dit le sire Noyau et il repartit à la tête de son armée.

Au petit matin, les deux armées se rencontrèrent à mi-chemin entre les deux villages. Leur colère était si forte qu'ils se mirent à se battre. Mais les deux chefs ne se battaient pas. Ils se tenaient chacun sur un petit monticule à se regarder méchamment et à ruminer.

Lorsqu'ils trouvèrent que les deux armées s'étaient suffisamment tapées dessus, ils ordonnèrent la retraite et rentrèrent avec leur armée à la maison.

Le lendemain, le sire Noyau rassembla les Prune et leur dit: "Bon! Maintenant, il faut nous mettre au plus vite au travail et faire cuire quelques tartes aux prunes. Nous devons aller plus vite que les autres afin d'être prêts avant eux pour la prochaine bataille.

Mais la mère Queue-de-quetsche dit: "Ça ne va pas. Il n'y a plus de prune, puisque personne ne s'est occupé des arbres. Elles sont toutes tombées sur le sol. Il n'y a plus non plus de farine pour les tartes. Cela ne peut plus continuer comme ça. Cela n'a aucun sens de se dévaliser les uns les autres. Si nous voulons avoir à manger, chacun doit travailler toute la journée, les Poire tout comme nous. Voler ne fait pas pousser les prunes ou les poires. Nous devons faire la paix avec les Poire!"

Et les Prune, qui avaient fini par retrouver l'envie de s'occuper de leurs pruniers et de faire de la compote, approuvèrent.

Seul, le sire Noyau était amer. En effet, en temps de paix, il ne pouvait ni commander, ni porter la Responsabilité. Et il n'y avait plus non plus de butin, dont il pouvait prendre la plus grosse part.

Il alla au village des Framboise et leur dit: "Ecoutez. Les Poire n'ont plus rien à manger, ils ont tout dépensé pour faire la guerre. Vous courez donc le grand danger d'être prochainement dévalisés par eux!"

Les Framboise se grattèrent derrière l'oreille et dirent: "Nous ne leur avons rien fait!"

"Ça ne fait rien" dit le sire Noyau. "Ce sont des bandits et ils prennent leur butin là où ils savent le trouver."

"C'est terrible!" dirent les Framboise. "Que devons-nous faire? Nous n'y comprenons rien à la guerre."

" Mais nous, si !" dit le sire Noyau. "Je vous fais une proposition : donnez-nous quelques barquettes de framboises - nous sommes en effet un peu en manque de fruit en ce moment - et nous vous aidons contre les Poire."

"Très bien", soupirèrent les Framboise, "il restera bien autre chose pour nous!"

Ensuite, le sire Noyau revint au village des Prune et leur dit: "Jusqu'à la prochaine récolte de prunes, il nous faudra attendre presque un an! De quoi allez-vous vivre entre temps? Si nous faisons la paix, il nous faudra jeûner pendant un an. Mais si nous nous entendions avec les Framboise pour combattre les Poire, alors ils pourraient nous donner tout de suite des framboises"

"Oui, c'est mieux comme ça" crièrent les jeunes hommes qui s'étaient habitués à combattre. "Nous savons mieux faire la guerre que cultiver les prunes."

Les autres Prune se grattèrent derrière la tête et dirent: "Jeûner toute une année ! Qui pourrait supporter ça?" et ils approuvèrent le sire Noyau. Seule la mère Queue-de-quetsche hocha la tête, inquiète.

Mais entre-temps le chef des Poire s'était lié aux Pomme. Et c'est ainsi que tout recommença comme avant. Les Framboise et les Pomme durent construire un mur autour de leurs villages, fabriquer des filets, des échelles, des catapultes et des tours d'assaut, et en plus donner à leurs protecteurs la moitié de leurs fruits. Et lorsque l'année fut passée, il n'y avait sur la planète plus rien à manger ni à voler.

Alors la mère Queue-de-quetsche convoqua toutes les femmes de la planète - ce fut possible, car il n'y avait que quatre villages - et leur dit :

"Cela ne peut plus durer. Le pillage et la guerre ne font pousser aucune prune, aucune framboise, aucune pomme, aucune poire. Il faut bien que quelqu'un fasse le travail, sinon il n'y aura pas de butin. Et comme cela suffit à peine quand tout un chacun fait sa part de travail, nous ne pouvons pas nous permettre tous ces pillages! Les filets, les échelles, les catapultes, les murs, les tours d'assaut: ça n'a jamais nourri personne!"

"Très juste!" dirent les femmes.

"Bon! Alors, dites à vos hommes de se donner la main et de revenir le plus vite possible dans les jardins. Sinon, nous allons tous mourir de faim!"

"Bien" dirent les femmes.

Et c'est ainsi que fut signé un traité, le hommes se donnèrent la main et bredouillèrent: "Toutes nos excuses, cela ne se reproduira pas". Ce fut la paix sur la planète Hortus.

Et après deux ou trois années difficiles tout le monde eut assez pour se nourrir et la mère Queue-de-quetsche envoya dans tous les villages des pots remplis de confiture de prune et les femmes des autres villages envoyèrent de la compote de pomme, de la gelée de poire et des tartes à la framboise.

Et comme la paix régnait, les gens eurent le temps de réfléchir un peu et de faire des recherches. C'est ainsi que l'un inventa la pince à cueillir les pommes avec laquelle on pouvait cueillir les pommes sans échelle. Un autre fit pousser des framboisiers sans épine. Un autre inventa un appareil avec lequel on pouvait facilement dénoyauter les prunes. Et un autre un couteau spécial pour éplucher les poires.

"Parfait" dirent les femmes, "maintenant nous n'avons besoin de ne travailler qu'une demi-journée par jour. Et cependant tout le monde a ce qu'il faut."

Mais un jour le sire Noyau se leva et dit aux Prune. "Cela n'est pas bon de rester ainsi des demi-journées entières à ne rien faire, simplement parce que le travail est devenu maintenant plus facile grâce au dénoyauteur de prunes. Qu'arrivera-t-il si les Poire ont l'idée de nous envahir et de nous obliger à travailler pour eux l'autre moitié de la journée? Les Poire ont inventé un couteau à éplucher les poires. C'est un grand danger. Car si nous n'avons plus besoin de travailler toute la journée pour avoir à manger, eux ont maintenant le temps de construire de nouvelles tours d'assaut et de nouvelles catapultes! Alors, nous ne devons pas gaspiller notre temps à jouer et à nous raconter des histoires: avec notre nouveau dénoyauteur de prunes nous avons assez de temps libre pour penser à notre défense. Au lieu de travailler tous à mi-temps, il serait préférable que la moitié travaille toute la journée et que l'autre construise des catapultes et s'entraîne. En effet, nous pouvons maintenant nous permettre d'entretenir une armée de métier. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons éviter que les Poire nous envahissent de nouveau et nous réduisent en esclavage!"

Tout serait presque reparti comme avant, si...

la mère Queue-de-quetsche ne s'était pas levée et si, devant tout le monde, elle n'en avait pas balancé une bonne au sire Noyau. Alors celui-ci s'assit bien sagement et ne dit plus jamais un mot.

À l’arrivée des soldats

Traduit par Geraldine Rouland

À l’arrivée des soldats, nous étions cachés dans le désert, dans une grotte. Nous avions apporté une outre pleine d'eau, quelques miches de pain et des figues. Rien d'autre. Nous avions dû abandonner nos chèvres. J’étais triste parce que Grand-père disait que nous ne les reverrions jamais plus : les soldats allaient les tuer pour les manger. Maman sanglotait en silence. Elle laissait le bébé lui téter le sein sans arrêt, pour l’empêcher de crier et de révéler notre cachette. Je ne devais pas pleurer, parce que j’étais grande : Grand-père disait que je comprenais tout comme les adultes. Je pouvais quand-même lui parler tout bas. Mais je devais me taire parfois, pour le laisser écouter les bruits qu'il entendait dehors.

« Pourquoi les soldats vont-ils tuer nos chèvres ? demandai-je à Grand-père. Ils n'aiment donc pas le lait ?

– Bien sûr que si, mais ils préfèrent la viande. En plus, ils ne veulent surtout pas que les soldats du roi Babak les mangent.

– Mais, Babak, c'est notre roi ?

– C'est ce qu'on raconte.

– N'aurait-on pas mieux fait de laisser les chèvres venir avec nous alors, pour les sauver et les donner aux soldats du roi Babak ?

– Non, les chèvres nous auraient fait repérer. En plus, peu importe que ce soient les soldats du roi Babak ou ceux du roi Ubuk qui les mangent.

– Mais si le roi Ubuk gagne la guerre, ses soldats nous tueront-ils tous ?

– Non. La seule différence, c'est que quand la guerre sera terminée, nous devrons payer le tribut au roi Ubuk au lieu du roi Babak.

– Pourtant, le roi Babak est notre roi légitime et le père de notre pays ! N'est-il pas notre père à tous ?

– Oui, c'est ce que les prêtres disent. Mais avant lui, Erek était notre roi et le père de notre pays. Nous devions aller au temple prier pour sa prospérité. Babak régnait alors sur l'autre rive du fleuve. Puis, Babak et Erek se querellèrent parce qu'Erek avait attaqué l'honneur de Babak. Alors, l’armée de Babak tua Erek et vainquit son armée, et Babak s’empara de son pays.

– Mais le roi Ubuk n'a-t-il pas aussi attaqué l'honneur de Babak ?

– Oui, c'est ce qu'on raconte.

– Le roi Babak a raison, alors, de se battre pour défendre son honneur ?

– C'est en effet le devoir d'un roi.

– Et toi, Grand-père, te bats-tu pour défendre ton honneur ?

– Non, un paysan ne se bat pas pour ça. Je ne peux pas défendre mon honneur quand le prêtre me traite de gros fainéant parce que je n'ai pas apporté assez de maïs à la grange. Le prêtre me ferait fouetter à mort. Mais pour un roi, ce n'est pas pareil. Un roi doit savoir défendre son honneur.

– Pourquoi ce n'est pas pareil pour un paysan ?

– Un roi rassemble toujours son armée pour se battre contre un autre roi qui a attaqué son honneur. Parfois, il meurt au combat. Parfois c'est l'autre roi qui meurt. Le survivant s'empare alors du royaume vaincu pour agrandir le sien. Puisque le roi vaincu est mort, il ne sait pas que se battre pour défendre son honneur peut être mortel. Mais le roi vainqueur, lui, il apprend que défendre son honneur, ça en vaut la peine ! Quand mon grand-père était un petit garçon, cette vallée comptait trente petits royaumes. Maintenant, elle en a cinq. Ils sont juste plus grands.

– Est-ce aussi parce que les rois se battaient entre eux ? Parce qu'on avait attaqué leur honneur ?

– Oui, c’était toujours pour une raison comme ça, répondit Grand-père.

– Mais que se passe-t-il quand un roi ne veut pas défendre son honneur, qu'il ne veut pas se battre pour éviter que son peuple ne souffre et ne se fasse blesser ou tuer ?

– Il passe alors pour un faible, et les autres rois s'emparent de son pays de toutes façons.

– Est-ce que ça a toujours été comme ça ? Est-ce qu'il y a toujours eu des guerres pour agrandir des royaumes ?

– Je ne sais pas, dit Grand-père. Mon grand-père racontait qu'autrefois, il n'y avait que des fermiers, et pas de roi. Les gens vivaient dans des villages. Ils ne savaient pas ce qu’était la guerre. Je veux bien croire que mon grand-père disait la vérité. Pourquoi se seraient-ils battus avec un village voisin ? Pourquoi auraient-ils voulu leur prendre leurs terres ? Il y a une limite à la quantité de terres qu'un fermier est capable de cultiver. Il n'a pas besoin des terres que sa famille et lui ne peuvent cultiver. Ma foi, peut-être que les fermiers eurent de nombreux enfants. Au bout d'un certain temps, donc, quelques familles de plus se fondèrent et eurent besoin de terres. Se seraient-ils alors battus pour prendre les terres de quelqu'un d'autre ? J'en doute fort. Ils auraient partagé leurs terres, plutôt que pris le risque de se battre et de se faire tuer. Et puis, même s'ils avaient décidé de se battre, ils se seraient arrêtés après avoir acquis assez de terres. Leur cupidité avait toujours une limite. Mais celle d'un roi n'en a jamais !

– Un roi et un paysan sont-ils des êtres différents ? demandai-je. Ce sont peut-être des espèces animales différentes, comme c'est le cas pour une chèvre et un mouton !

– Je ne crois pas, dit Grand-père. Si on élève le fils d'un paysan comme un roi, il se comportera exactement comme un roi.

– Mais alors, pourquoi un roi est-il différent ?

– Parce qu'il gagne sa vie d'une manière différente. Mon grand-père racontait qu'autrefois, en plus des fermiers, il y avait aussi des chasseurs. Ils vivaient et chassaient dans les bois. Eux non plus ne se battaient pas entre eux pour avoir des terres. Pour chasser, chaque groupe possédait un territoire et devait s'y limiter. Mais un jour, le temps devint plus sec, les bois rétrécirent et les animaux se firent plus rares dans les bois. Les chasseurs découvrirent alors une nouvelle proie : les fermiers, qui possédaient des granges pleines de graines pour l’année suivante, ainsi que des chèvres, des moutons et des cochons. Les chasseurs se mirent alors à voler les fermiers et tuaient ceux qui tentaient de se défendre. Mon grand-père racontait que les chasseurs étaient plus habiles aux armes, parce qu'ils en utilisaient tous les jours. Peu après, ils s’aperçurent que laisser les fermiers en vie et ne pas tout leur prendre, ça présentait un avantage. En effet, si les fermiers survivaient et avaient encore des graines et du fourrage, alors ils pouvaient replanter du maïs et élever d'autres animaux. Comme ça, les chasseurs pouvaient les voler de nouveau l’année suivante. Ensuite, des chefs rusés firent un pacte avec les fermiers : en échange du paiement d'un tribut tous les ans, les chefs défendraient les fermiers contre d'autres voleurs. Les chasseurs devinrent alors des guerriers, et leurs chefs des rois.

Ceci dit, posséder des terres a une signification différente pour un roi. C'est parce qu'un roi ne travaille pas lui-même la terre. À la place, des paysans travaillent pour lui donner du maïs, du beurre, de la viande, de la laine et d'autres choses. Le roi ne mange ou n'utilise pas tout ça lui-même. Mais il s'en sert pour nourrir et habiller ses soldats, ses prêtres, les forgerons qui fabriquent les épées, les fabricants d'arcs et de flèches pour les soldats, et les ouvriers qui construisent les palais et les temples. Et tout ça, pour conquérir plus de territoires, percevoir plus de tributs, et nourrir plus de soldats, pour encore conquérir plus de territoires, percevoir plus de tributs, et nourrir plus de soldats, pour encore conquérir plus de territoires, et ainsi de suite.

– Alors, si les rois n'existaient pas, il n'y aurait pas de guerre ?

– Si personne ne vivait du travail d'autres personnes, alors au moins les combats auraient une fin. Pas comme maintenant ! Il n'y aurait peut-être pas de palais, et les temples seraient plus petits. De plus, il n'y aurait pas autant d'artisans pour fabriquer de beaux bijoux ou pour sculpter de magnifiques statues, puisque personne n'aurait les moyens de s'en acheter. Les couleurs des tapis ne seraient pas aussi vives. Mais personne n'aurait à dormir à même le sol, puisque tout le monde posséderait des tapis simples. Il y aurait peut-être une bataille de temps en temps, mais elle aurait une fin.

– Les combats ne s’arrêteront donc jamais ? demandai-je.

– Peut-être après des milliers d’années, quand il ne restera plus qu'un seul royaume dans le monde.

– Mais ne peut-on remettre les choses comme elles étaient avant le temps des rois ?

– Je ne crois pas, dit Grand-père. C'est impossible ! Les soldats possèdent des épées, des arcs et des flèches. Mais nous, qu'est-ce qu'on a ?

– Et si les paysans du monde entier se mettaient d'accord et refusaient de nourrir les rois et leurs soldats ?

– C'est inconcevable, répondit Grand-père. Qui pourrait bien leur envoyer des messagers, à tous ? »

Les soldats partirent, laissant le village vide. Ils avaient tué ou emporté tous les animaux. Ils avaient brûlé tout le grain entreposé dans les granges. Ils avaient même pris nos houes et nos faucilles. Grand-père nous montra comment pêcher dans la rivière, et comment faire cuire des plantes sauvages. Ensuite, je ne sais comment, on survécut à la saison sèche. Ensuite, du maïs poussa dans les champs, parce que, lors de la récolte, des graines y étaient tombées. Mais, au lieu d'en faire du pain, on en conserva chaque grain pour le semer. Petit à petit, on ramena les champs à la vie. Maman mourut, puis Grand-père. Mon petit frère épousa une fille du village voisin, et ils eurent un enfant.

Puis, un jour, les soldats revinrent.

Les deux combattants

Traduit par Christian Lassalle

Deux brutes se livraient un rude combat. L'un était grand, l'autre corpulent, l'un était massif, l'autre solide, l'un était fort, l'autre était violent.

Le fort frappa le violent au nez. "Il a un nez comme moi" pensa-t-il.

Le violent cassa les côtes au fort. "Ces côtes craquent comme les miennes" pensa-t-il.

Le fort arracha un œil au violent. "Cet œil est mou et fragile comme le mien" pensa-t-il.

Le violent lança un coup de pied au ventre du fort. "Ce ventre se déforme comme le mien" pensa-t-il.

Le fort serra le cou du violent. "Il a besoin d'air pour respirer comme moi" pensa-t-il.

Le violent frappa du poing le fort à la cage thoracique. "Il a un cœur qui bat comme le mien" remarqua-t-il.

Lorsque tous deux tombèrent au sol et ne purent se relever, ils pensèrent tous les deux: "il est comme moi, celui-là". Mais cela ne leur servait plus à rien.

D'homme à homme

Traduit par Christian Lassalle

Lorsque Monsieur Balaban dut aller au service militaire, l'instructeur leur expliqua un jour: "Bon! Aujourd'hui nous allons étudier le combat d'homme à homme. C'est en situation critique très important pour vous!"

"Ah!", dit Monsieur Balaban, "si, en situation critique, j'en arrive au combat d'homme à homme, pourriez-vous me présenter mon homme ? Peut-être pourrais-je m'arranger avec lui à l'amiable?"

La grande guerre sur Mars

Traduit par Christian Lassalle

La grande guerre sur Mars touchait à sa fin.

Las et tristes, les Gnuffs rose clair s'en retournaient chez eux en se traînant. Ils avaient perdu la guerre. Las et tristes, les Moffer lilas pâle s'en retournaient chez eux en se traînant. Pourtant, ils avaient gagné la guerre.

Sur le champ de bataille, gisaient presque autant de cadavres Moffer que de cadavres Gnuffs. C'était effroyable, cette quantité de sang vert qui avait coulé. Le président suprême des Gnuffs et l'éminent roi des Moffer se rencontrèrent sur le fleuve frontalier et conclurent un traité. "Il ne doit plus y avoir de nouvelle guerre entre les Gnuffs et les Moffer", se promirent-ils. Et dans les deux pays, la paix fut célébrée par de grandes fêtes.

"Mettons notre général à la retraite!", s'écrièrent les Gnuffs lors de leur fête. "Donnons à notre maréchal sa lettre de licenciement!", s'écrièrent les Moffer de leur côté. "Les soldats doivent planter des fraisiers!", s'écrièrent les Gnuffs. "Les soldats peuvent maintenant se mettre à coudre des pantalons!", s'écrièrent les Moffer. Mais le général des Gnuffs dit: "Cela ne va pas comme ça. Si nous n'avons plus de général, si nous n'avons plus de soldats, les Moffer vont aussitôt nous tomber dessus. Nous avons besoin d'une armée forte et vigilante pour qu'il n'y ait plus de guerre!" Et le maréchal des Moffer dit: " Cela ne va pas comme ça. Si les Gnuffs voient que nous n'avons plus d'armée, ils vont aussitôt vouloir se venger de leur défaite. Il nous faut donc des soldats et un maréchal." "Bon, d'accord"', grommelèrent les Gnuffs. "Si il le dit, c'est qu'il a raison", marmonnèrent les Moffer.

Et tous retournèrent chez eux à leur travail, les Gnuffs dans leurs tours, les Moffer dans leurs grottes.

Le général des Gnuffs se dit: "Je ne veux pas de nouvelle guerre, mais si je ne montre pas que je suis un général habile, ils vont me mettre à la retraite." Il dit alors au président suprême: "Notre armée a besoin de plus d'épées si nous ne voulons pas être envahis. Prélevez, je vous prie, plus d'impôts afin que nous puissions acheter plus d'épées chez les forgerons." Ce que fit le président suprême.

Les forgerons se dirent: "Nous ne voulons plus de guerre, mais si nous vendons beaucoup d'épées, nous pourrons offrir à nos enfants les écoles les plus chères."

Et les compagnons dans les forges se dirent: "Nous ne voulons plus de guerre, mais si nous disons que nous ne voulons pas faire les épées, nos patrons nous renverront et nos enfants n'auront rien à manger."

Et le maréchal des Moffer se dit: " Je veux la paix, mais si je ne montre pas que je suis un maréchal habile, ils vont me licencier." Et il dit à l'éminent roi des Moffer: "J'ai entendu dire que les Gnuffs achetaient des épées pour leur armée. Faites, je vous prie, augmenter les impôts afin que nous puissions recruter plus de soldats." Et l'éminent roi augmenta les impôts et l'armée recruta plus de soldats.

Les paysans des Moffer se dirent: Nous voulons la paix, mais si nous vendons pas de pommes de terre à l'armée, nous ne pourrons pas payer nos impôts."

Et les tailleurs dirent: " Nous voulons la paix, mais plus il y aura de soldats, plus nous vendrons d'uniformes."

Et les fabricants de javelot dirent: " Nous voulons la paix, mais plus il y aura de soldats, plus nous vendrons de javelots."

Alors, il advint que chez les Gnuffs un inventeur découvrît un poison, un poison terriblement puissant, inoffensif pour les Gnuffs, mais mortels pour les Moffer. "Je ne veux faire de mal à personne", se dit l'inventeur, "mais si je garde pour moi mon invention, je ne pourrai pas payer mes dettes chez la laitière." Et il écrivit dans un livre comment fabriquer le poison. Et il advint que chez les Moffer un professeur découvrît comment fabriquer une bombe capable de tout détruire sur terre, mais non dangereuse pour les Moffer, parce que les Moffer vivaient dans des grottes. "Je ne souhaite de mal à personne", se dit le professeur, "mais je dois faire connaître mon invention, sinon les gens vont croire que je n'y comprends à la science." Et il écrivit dans un livre comment construire les bombes.

Lorsque le maréchal en entendit parler, il dit à l'éminent roi: "Il nous faut construire cette bombe, car j'ai entendu dire que les Gnuffs possédaient un poison terrible pour nous!"

Et le général des Gnuffs dit au président suprême: "Il nous faut absolument produire ce poison, car j'ai appris que les Moffer avaient prévu une bombe contre nous." Et c'est ainsi que le poison fut préparé... ... et fut construite la bombe. Et les Gnuffs fabriquèrent une seringue géante pour envoyer le poison sur les Moffer. Et les Moffer construisirent un ballon géant pour lâcher leur bombe sur les Gnuffs. Alors le président suprême des Gnuffs déclara dans un de ses discours: "Désormais, il ne peut plus y avoir de guerre, car nous voulons la paix. Les Moffer ne se risqueront pas à marcher sur nous parce que nous possédons le terrible poison." Et l'éminent roi des Moffer déclara dans un de ses discours: "Dorénavant, règnera toujours la paix, car nous ne voulons pas la guerre, et les Gnuffs n'oseront jamais nous attaquer, parce que nous possédons la redoutable bombe."

Un jour les forgerons dirent aux Gnuffs: "Nous n'avons plus assez de fer pour toutes les épées, toutes les charrues, toutes les faux, toutes les voitures que nous pourrions fabriquer. Nous devons aller sur l'île du Fer nous approvisionner!" Et les forgerons des Moffer dirent: "Il nous faut plus de fer pour nos javelots, nos voitures, nos charrues et nos faux. Il faut aller sur l'île du Fer!" Les Gnuffs envoyèrent un bateau vers l'île du Fer... ... et les Moffer envoyèrent aussi un bateau vers l'île du Fer.

Lorsque les bateaux revinrent, les marins racontèrent chez eux que les autres s'étaient aussi approvisionnés sur l'île du Fer.

"Les Moffer nous prennent le fer" écrivit un journal des Gnuffs. "Les Gnuffs veulent tout le fer pour eux!" rapporta un journal des Moffer.

C'était peut-être un peu exagéré, mais chacun sait que les journaux qui écrivent du sensationnel se vendent mieux que ceux qui écrivent que tout n'est pas si grave et qu'il faudrait d'abord voir si il n'y a pas suffisamment de fer pour tout le monde. Bref, la presse veut gagner de l'argent comme les autres.

Alors les Gnuffs eurent de nouveau peur des Moffer et les Moffer des Gnuffs. "Il nous faut l'île du Fer pour nous", dirent certains Gnuffs, "sinon la paix n'est pas possible". "L'île du fer doit nous appartenir", dirent quelques Moffer, "sinon il y aura une nouvelle guerre!". "Si nous n'avons pas de fer pour les charrues, nous n'aurons rien à manger", dirent certains Gnuffs, "Le terrible poison ne nous sert donc à rien!". "Si nous n'avons pas de fer nous allons mourir de faim", dirent quelques Moffer, " alors la redoutable bombe ne nous sert donc à rien!" Et les Gnuffs envoyèrent un navire de guerre sur l'île du Fer. Et les Moffer envoyèrent un navire de guerre sur l'île du Fer.

Et comme le combat était indécis...

.... Les Gnuffs armèrent un autre navire de guerre... .... Les Moffer armèrent un autre navire de guerre... "Nous ne devons pas les laisser construire des navires de guerre!", dit le général des Gnuffs et il attaqua avec ses troupes le chantier naval des Moffer. "Nous devons les empêcher de construire des navires de guerre!", dit le maréchal des Moffer et il attaqua avec ses troupes le chantier naval des Gnuffs. "Ils nous ont attaqués", crièrent les Moffer. "Nous voulions la paix", dit le général des Gnuffs, "mais maintenant il n'y a plus rien à faire.. Nous devons les asperger de poison avant qu'ils nous lancent leur bombe!". "Nous n'avons pas voulu la guerre!", dit le maréchal des Moffer, "mais maintenant c'est trop tard. Nous devons leur envoyer la bombe avant qu'ils nous aspergent de leur poison!"

Et la seringue à poison fut remplie et le grand ballon décolla.

"Maintenant, c'en est fini d'eux!" dirent les Gnuffs. "Maintenant, c'en est fini d'eux!" dirent les Moffer. "Et de nous aussi!" dirent les Gnuffs en voyons s'élever lentement le ballon. "Et de nous aussi!" dirent les Moffer quand ils virent la seringue se dresser à l'horizon. "Je n'aurais peut-être pas dû découvrir le poison!" dit l'inventeur. "Je n'aurais peut-être pas dû inventer la bombe", dit le professeur. "Nous n'aurions peut-être pas dû fabriquer d'épées", dirent les forgerons. "Nous n'aurions peut-être pas dû fabriquer de javelots", dirent les fabricants de javelots. "Nous n'aurions peut-être pas dû couper d'uniformes", dirent les tailleurs. "Nous n'aurions peut-être pas dû livrer de pommes de terre", dirent les paysans. "Nous n'aurions peut-être pas dû autant exagérer", dirent les journalistes. "Nous aurions peut-être dû nous en tenir à la vérité", dirent les rédacteurs en chef.

"Nous n'aurions peut-être pas dû devenir soldats", dirent les soldats.

"Nous aurions peut-être dû mettre notre général en retraite!", dirent les Gnuffs. "Nous aurions peut-être dû licencier notre maréchal", dirent les Moffer.

Et cela aurait pu être la fin de l'histoire.

Mais un Gnuff dit à ses amis: "Nous, rien ne peut plus nous sauver. Mais les Moffer - ils n'ont pas été plus idiots, pas plus odieux que nous." Et ils escaladèrent la seringue et la renversèrent juste avant qu'elle n'envoie le poison. Et quelques Moffer se dirent: "Nous somme perdus à cause de notre bêtise. Mais les Gnuffs doivent quand même savoir qu'il y avait des gens bien parmi les Gnuffs." Et ils s'accrochèrent au câble, montèrent sur le ballon et firent exploser la bombe avant qu'elle ne soit au-dessus des Gnuffs. "Des Moffer nos ont sauvés" dirent les Gnuffs tout surpris lorsqu'ils se rendirent compte que la bombe les épargnait. "Des Gnuffs se sont sacrifiés pour nous", murmurèrent épatés les Moffer quand ils comprirent que le poison ne les atteindrait pas.

Alors, tous laissèrent tomber les épées et les javelots, s'assirent sur le sol et murmurèrent: "Une fois encore, tout s'est bien fini." Et beaucoup se mirent à pleurer de soulagement.

Et ils mirent le général et le maréchal à la retraite, ainsi que le président suprême et l'éminent roi, et dirent: "Cette fois, il faut que nous soyons plus malins!"

L'esclave

Traduit par Christian Lassalle

Un homme possédait un esclave. Celui-ci devait effectuer tous ses travaux. L'esclave lavait l'homme, le coiffait, lui découpait la nourriture et la lui enfournait dans la bouche. L'esclave lui écrivait ses lettres, nettoyait ses chaussures, raccommodait ses chaussettes, coupait son bois et le mettait dans le poêle. Quand l'homme se promenait et voyait des framboises, l'esclave devait les cueillir et les lui mettre dans la bouche. Pour que l'esclave ne prît pas la fuite, l'homme le tenait toujours attaché à une chaîne. Nuit et jour; il devait le tenir et le traîner ainsi partout avec lui, sinon l'esclave se serait enfui. Dans l'autre main l'homme tenait toujours un fouet. En effet quand l'esclave tirait sur sa chaîne, l'homme était obligé de le fouetter. Quand il avait mal aux bras et qu'il était épuisé d'avoir fouetté, il insultait l'esclave, la chaîne et la terre entière.

Parfois il rêvait en secret aux temps où il était encore jeune et où il n'avait pas d'esclave. En ce temps-là, il pouvait librement se balader dans les forêts et cueillir des framboises sans avoir à supporter cet incessant tiraillement sur la chaîne. Maintenant il ne pouvait même plus aller seul aux toilettes. Premièrement, parce que l'esclave en aurait profité pour s'échapper et, deuxièmement, qui lui aurait essuyé le derrière ? Il n'avait même plus de main libre pour ça.

Un jour tandis qu'il pestait contre tout, quelqu'un lui dit: "Mais si c'est si terrible, pourquoi ne rends-tu pas à ton esclave sa liberté?"

"Oui", dit l'homme, "Pour qu'il me tue!". Mais en secret l'homme rêvait de liberté.

Et l'esclave, lui, rêvait-il aussi de liberté? Non, à la liberté, il ne croyait plus depuis longtemps. Il ne rêvait que d'une chose: être lui-même le maître et mener l'homme attaché à la chaîne et le fouetter. Et aussi se faire essuyer le derrière. C'est à cela qu'il rêvait!

Les bons calculateurs

Traduit par Christian Lassalle

Le mollah Nasreddin Hodja arriva au cours de ses voyages dans un village connu parce que ses habitants étaient particulièrement doués en calcul. Nasreddin trouva un hébergement chez un paysan. Le lendemain matin, Nasreddin constata qu'il n'y avait pas de fontaine dans le village. Le matin, on fixait sur un ou deux ânes des cruches à eau et on partait vers une fontaine à une heure de marche, on remplissait les cruches et on les rapportait, ce qui durait encore un heure.

"Ce ne serait pas mieux, si il y avait l'eau au village?" demanda Nasreddin au paysan chez qui il logeait.

"Bien sûr, ce serait beaucoup mieux", dit le paysan. "L'eau me coûte tous les jours deux heures de travail pour un âne et un garçon qui conduit l'âne. Cela fait dans l'année 1460 heures, si on met sur un pied d'égalité le garçon et l'âne. Si au lieu de cela l'âne et le garçon travaillaient aux champs, je pourrais cultiver un champ de potiron de plus et ainsi récolter 457 potirons supplémentaires par année.

"Je vois que tu as tout bien calculé", dit admiratif Hodscha. "Pourquoi donc ne pas creuser un puits pour amener l'eau au village?"

"Ce n'est pas si simple", dit le paysan. "Sur le trajet il y a une colline qu'il nous faudrait traverser. Si, au lieu de les envoyer à l'eau, je faisais creuser à mon garçon et à l'âne un puits, il leur faudrait à raison de deux heures de travail par jour 500 ans. Moi, j'ai encore peut-être à peine 30 ans à vivre, c'est donc pour moi plus rentable de les envoyer chercher de l'eau.

"Oui, mais devrais-tu seul prendre en charge le canal? Vous êtes pourtant plusieurs familles dans ce village?"

"Bien sûr", dit le paysan, "nous sommes précisément 100 familles. Si chaque famille donnait chaque jour pour deux heures de travail un âne et un garçon, le canal serait creusé en cinq ans. Et si ils travaillent 10 heures par jour, il faudrait un an."

"Pourquoi n'en parles-tu donc pas avec tes voisins et ne leur proposes-tu pas de creuser ensemble le canal?"

"Bien, écoute, si j'ai à parler de choses importantes avec mon voisin, je l'invite chez moi, je lui offre du thé et de l'halva, je parle avec lui du temps et de la prochaine récolte, puis je lui parle de sa famille, de ses fils, ses filles et ses petits-enfants. Ensuite je lui fais servir un repas et après le repas un autre thé, et il me parle de ma ferme et de ma famille. Enfin, nous en arrivons lentement à l'affaire. Cela dure toute une journée. Comme nous sommes au village 100 familles, il me faudrait donc discuter avec 99 chefs de famille. Tu avoueras que je ne peux pas passer 99 jours consécutifs à de telles palabres, ma ferme n'y survivrait pas. Je pourrais inviter au mieux un voisin par semaine. Ce qui signifie que, une année comptant 52 semaines, il se passerait presque deux ans pour que je puisse rencontrer tous mes voisins. Connaissant mes voisins comme je les connais, je sais que tous seraient d'accord pour avoir l'eau au village, car ils savent tous bien compter. Et comme je les connais, chacun d'eux promettrait de participer si les autres aussi participent. Ainsi, je devrais au bout de deux ans tout reprendre au début, inviter de nouveau tous mes voisins et leur dire que tous sont prêts à participer."

"Bien", dit Hodscha, "mais au bout de quatre années vous en seriez à commencer les travaux. Et un an plus tard, tout serait terminé!"

"Il y a un autre problème", dit le paysan. "Avoue que, quand le canal sera creusé, chacun pourra y aller chercher de l'eau, qu'il ait participé au travail ou non."

"C'est juste", dit Hodscha. "Même si on le voulait, on ne pourrait pas surveiller le canal sur toute sa longueur."

"Eh oui", dit le paysan. "Ainsi, quelqu'un qui se serait défilé devant le travail en ferait le même profit que les autres, mais sans en avoir subi les coûts."

"Oui, je le reconnais", dit Hodscha.

"Alors, comme chacun de nous sait compter, chacun de nous essaiera de se défiler. Un jour l'âne sera sans forces, un jour le garçon souffrira de la toux, un autre la femme sera malade et on aura besoin du garçon et de l'âne pour aller chercher le médecin. Comme chacun de nous sait compter, chacun de nous essaiera de se défiler. Et comme chacun de nous sait que les autres se défileront, aucun de nous n'enverra au travail son âne et son garçon. Ainsi le creusement du canal ne commencera jamais."

"Je dois avouer que tes réflexions me paraissent très convaincantes", dit Hodscha. Il marmonna un moment et s'exclama tout à coup: "Je connais un village de l'autre côté de la montagne qui avait exactement le même problème que vous. Mais ils ont depuis vingt ans un canal."

"Oui", dit le paysan, mais eux, ils ne savent pas compter!"

L'étrange guerre

Traduit par Christian Lassalle

Sur une lointaine planète ou dans un temps lointain, il y avait un jour deux pays qui s'appelaient Ici et Là-bas. Il y avait bien d'autres pays comme celui d'A-côté et celui de Tout au loin, mais cette histoire parle des pays Ici et Là-bas.

Un jour, le commandant suprême d'Ici fit un discours à ses concitoyens. Il dit que le pays d'Ici était harcelé par le pays de Là-bas et que les gens d'Ici ne pourraient pas supporter plus longtemps la façon dont le pays de Là-bas opprimait et étouffait le pays d'Ici sur la frontière.

"Ils se collent tellement à nous qu'il ne nous reste même plus de place pour respirer!", s'écria-t-il. "Nous ne pouvons pas faire le moindre geste. Ils ne sont pas disposés à se pousser un peu, à nous laisser un peu de place, à nous accorder un peu de liberté de mouvement. Mais si ils n'y sont pas prêts, alors il nous faudra les y contraindre.

Nous ne voulons pas la guerre. Si cela ne dépendait que de nous, il y aurait la paix éternelle. Mais cela ne dépend pas malheureusement que de nous. Et si ils ne veulent pas se reculer un peu, ils nous pousseront à la guerre. Mais nous ne nous laisserons pas imposer la guerre. Non! Nous ne permettrons pas qu'ils nous obligent à sacrifier gratuitement nos meilleurs fils, à faire de nos femmes des veuves, de nos enfants des orphelins! C'est pourquoi nous devons briser la puissance des gens de Là-bas avant qu'ils ne nous obligent à nous mettre en guerre. Et c'est pourquoi, chers concitoyens, afin de préserver nos vies, afin de défendre la paix, afin de sauver nos enfants, j'adresse séance tenante une déclaration de guerre en bonne et due forme la guerre à l'état de Là-bas!"

Les gens d'Ici, décontenancés, se regardèrent d'abord entre eux, puis regardèrent leur commandant suprême. Ensuite, ils regardèrent les troupes spéciales de police avec leurs casques blindés et leurs pistolets laser, alors ils applaudirent enthousiastes et crièrent: "Vive le commandant suprême!" A bas les gens de Là-bas!"

Et ce fut la guerre...

Le même jour, l'armée d'Ici franchit la frontière. Ce fut un spectacle impressionnant. Les véhicules blindés ressemblaient à des requins géants bardés de fer. Ils écrasaient tout sur leur passage. Avec leurs canons, ils pouvaient lancer des grenades qui déchiraient tout, ils envoyaient aussi des gaz qui tuaient tout. Chacun laissait derrière lui une bande meurtrière, large d'une centaine de mètres.

Devant eux une forêt en fleurs et derrière eux plus rien.

Les avions assombrissaient le ciel de leur vol et jetaient face contre terre les gens paniqués qui se trouvaient en dessous. L'ombre qu'ils projetaient annonçait la chute de bombes.

Entre ces avions géants dans le ciel et ces véhicules blindés sur terre, bourdonnaient des nuées d'hélicoptères, tels de méchants petits moustiques. Les soldats ressemblaient à des robots d'acier dans leurs uniformes de protection, qui les rendaient invulnérables aux balles, aux gaz, aux poisons et aux virus.

Dans leurs mains, ils portaient de lourdes armes de combat capables d'envoyer des tirs mortels ou des rayons laser qui faisaient tout fondre.

Ainsi s'avançait l'irrésistible armée d'Ici massacrant tout ennemi sans pitié aucune. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, elle ne rencontrait aucun ennemi.

Le premier jour, l'armée pénétra de dix kilomètres le territoire ennemi, le deuxième jour de vingt. Le troisième jour, elle franchit le grand fleuve. Partout elle ne trouvait que villages abandonnés, champs moissonnés, usines désaffectées, entrepôts vides. "Ils se cachent et, quand nous passerons devant eux, ils nous attaqueront par derrière!" hurlait le commandant suprême. "Inspectez toutes les meules de foin et tous les tas de fumier!"

Les soldats retournèrent les tas de fumier, mais tout ce qu'ils y trouvèrent n'était que des tonnes de papiers d'identité, de cartes d'identité, de certificats de naissance, de certificats de résidence, de passeports, de carnets de santé, d'attestations d'immatriculation, de justificatifs de paiement de redevance audiovisuelle, de reçus d'acquittement de la taxe sur les chiens et des centaines d'autres documents. Et sur tous ces papiers, les photos étaient arrachées. Ce que cela signifiait ? Personne ne put se l'expliquer.

Les panneaux indicateurs posaient de véritables problèmes. Ils étaient démontés ou retournés ou repeints, mais quelques-uns étaient justes également, si bien qu'on ne pouvait être certain qu'ils étaient faux. Un peu partout on voyait des soldats perdus, des compagnies entières faisant fausse route, des divisions égarées et quelques généraux abandonnés envoyant en pestant des motards dans toutes les directions pour retrouver leurs soldats. Le commandant suprême dut aussitôt faire venir tous les géomètres et tous les professeurs de géographie d'Ici pour pouvoir convenablement délimiter le pays conquis.

Le quatrième jour de campagne, l'armée fit son premier prisonnier. Ce n'était pas un soldat, mais un civil qu'ils avaient découvert dans la forêt un panier de champignons au bras. Le commandant suprême le fit venir à lui pour l'interroger personnellement. Le prisonnier dit qu'il s'appelait Hans Müller et que son métier était de ramasser les champignons. Il déclara avoir perdu ses papiers et ne pas savoir où était passée l'armée de Là-bas.

Les jours suivants, l'armée d'Ici fit des milliers de prisonniers civils. Tous s'appelaient Hans ou Lieschen Müller et aucun n'avait de pièce d'identité. Le commandant suprême enrageait.

Enfin, l'armée arriva dans une des plus grandes villes de Là-bas et s'y installa. Partout on vit des soldats peindre les noms des rues sur les murs. On avait dû faire apporter les plans de la ville par les services secrets. Dans la hâte, il y eut naturellement de nombreuses erreurs et bien des rues ne portaient pas le même nom à gauche et à droite, en haut et en bas. Sans arrêt traversaient la ville des compagnies à la recherche de leur route, précédées d'un adjudant fulminant avec un plan de la ville à la main. Plus rien du tout ne marchait. L'électricité ne fonctionnait pas, ni le gaz, ni le téléphone: plus rien ne tournait.

Le commandant suprême fit aussitôt annoncer qu'il était interdit de faire grève et demanda à chacun de reprendre le travail.

Les gens retournèrent dans les usines et les bureaux, mais malgré cela rien ne fonctionnait. Quand les soldats venaient demander: "Pourquoi ne travaille-t-on pas ici?, les gens répondaient: "L'ingénieur n'est pas là" ou "Le chef n'est pas là" ou "La directrice n'est pas là".

Et comment trouver la directrice quand toutes s'appelaient Lieschen Müller?

Le commandant suprême informa que quiconque ne déclinait pas son identité et sa fonction serait fusillé. Alors les gens de Là-bas ne s'appelèrent plus Müller, mais dirent n'importe quel nom, ce qui n'avança à rien.

Plus l'armée avançait à l'intérieur du pays, plus cela devenait difficile. Bientôt on ne trouva plus de nourriture fraîche pour les soldats, tout devait être transporté d'Ici. Le chemin de fer ne fonctionnait pas, les cheminots tournaient en rond, allaient sans but ici et là avec les locomotives. Les conducteurs de train se disputaient les wagons et bien sûr tous les chefs qui s'y connaissaient avaient disparu. Personne ne savait où ils étaient.

Personne ne s'opposait aux soldats. Ils devinrent alors vite imprudents, se promenant le casque ouvert et discutant avec les habitants. Et les gens de Là-bas, qui cachaient toute nourriture aux commandos chargés des perquisitions, partageaient avec ces simples soldats leur maigre repas ou échangeaient avec eux de la salade fraîche ou des gâteaux faits maison contre des conserves, qu'ils avaient en abondance et en dégoût.

Lorsque le commandant suprême l'apprit, il eut une attaque et interdit à tous les soldats de quitter leurs cantonnements, sauf pour aller en patrouille avec leur détachement. Cela ne plut pas aux soldats.

Pour finir l'armée occupa la capitale de Là-bas. Mais ici aussi ce fut comme partout dans le pays. Il n'y avait pas de plaque de rue, pas de numéro aux maisons, pas de nom sur les portes, pas de directeur, d'ingénieur, de chef, de policier, pas d'employé. Personne ne savait où se cachait le gouvernement.

Alors le commandant suprême finit par prendre des mesures sévères. Il fit annoncer que tous les adultes devaient se rendre dans leurs usines ou leurs bureaux. Quiconque resterait à la maison serait fusillé. Ensuite il se rendit en personne à la centrale électrique et y fit venir tous les soldats et tous les officiers qui, chez eux, travaillaient dans des centrales. Il fit un discours devant les ouvriers et déclara que dans deux heures le courant devait être revenu. Les officiers commandaient, les soldats contrôlaient et les ouvriers de l'électricité couraient de ci de là, faisant exactement ce que leur disaient les officiers. Cela donna naturellement un terrible désordre, mais pas de courant.

Le commandant suprême rappela les officiers et dit aux ouvriers de la centrale: "Si il n'y a pas de courant dans une demi-heure, vous serez tous fusillés." Et, ainsi donc, une demi-heure plus tard, la lumière était revenue. Alors, le commandant suprême dit: "Voyez vous, bande de vauriens, il faut juste vous brusquer comme il faut!" et il partit avec ses soldats vers la raffinerie de gaz pour y faire la même chose.

Mais, le lendemain, le courant faisait de nouveau défaut et, lorsque le chef suprême s'avança avec une compagnie de soldats spécialement formés à l'extermination pour supprimer les ouvriers de l'usine, la centrale électrique était vide, les ouvriers et les employés s'étaient confondus avec les gens des usines et des bureaux.

Le commandant suprême donna alors à ses soldats l'ordre de prendre simplement mille personnes dans la rue et de les fusiller.

Mais l'habileté sournoise des gens de Là-bas; qui consistait à être toujours aimables avec les soldats, avait affaibli le moral de la troupe, à tel point que personne n'était prêt à fusiller sans façon mille personnes qui n'avaient rien fait du tout. Alors le chef suprême donna des ordres à ses soldats exterminateurs. Mais ses officiers lui firent savoir que les simples soldats étaient déjà très mécontents et qu'une mutinerie risquait d'éclater, si les mille personnes étaient fusillées.

D'autre part, le commandant suprême reçut des courriers de ses supérieurs restés à la maison qui lui disaient: "Suprême commandant! Vous avez prouvé vos dons stratégiques et votre génie militaire et nous vous félicitons pour vos innombrables et brillantes victoires. Cependant, nous vous prions de bien vouloir rentrer et d'abandonner à leur sort ces fous de Là-bas. Ils nous coûtent trop cher. Si nous devons placer derrière chaque ouvrier un soldat avec une mitraillette pour le menacer de le fusiller et un ingénieur pour lui dire ce qu'il doit faire, dans ce cas toute cette conquête n'est plus vraiment rentable. S'il vous plait, rentrez: notre cher pays n'a que trop longtemps été privé de votre brillante présence."

Le commandant suprême rassembla alors son armée, subtilisa toutes les machines et autres pièces de valeur que ses troupes pouvaient transporter et rentra en fulminant.

"Mais nous leur avons donné une bonne leçon", grogna-t-il. "Ces lâches. Que vont-ils faire maintenant, ces fous? Comment feront-ils pour savoir qui est ingénieur, qui est médecin, qui est menuisier? Sans certificat ni diplôme! Comment détermineront-ils qui doit habiter la villa ou la location, si personne ne peut prouver ce qui lui appartient? Comment vont-ils s'en sortir sans certificat de propriété, sans casier judiciaire, sans permis de conduire, sans titre, sans uniforme? Quel beau chantier ils se préparent! Et tout ça uniquement pour ne pas avoir voulu faire la guerre avec nous, les lâches."

Arobanai

Traduit par Geraldine Rouland

Arobanai sortit la tête de l'eau. Devant elle, au bord de la rivière, se dressait Apa Lelo, inondé du soleil de l’après-midi. Le tonnerre grondait au loin. Mais puisque la pluie allait arriver seulement plus tard, on aurait suffisamment de temps pour construire les huttes. Les enfants jouaient déjà sur l'herbe de la clairière, parsemée ici et là de ballots. Les hommes, qui étaient arrivés plus tôt, avaient laissé chacun son ballot à l'emplacement futur de sa hutte. Ils étaient ensuite immédiatement partis chasser. Les femmes, qui avaient des enfants, avaient pris plus de temps à voyager, afin de ramasser des champignons et des racines en chemin.

Arobanai se frotta le corps dans l'eau. C'était tellement agréable de marcher dans un nouveau campement, et de laver la poussière et la sueur accumulées au cours du voyage et dans les campements précédents. Un nouveau camp signifiait toujours un nouveau départ, rempli de nouvelles perspectives et d'espoirs. Elle secoua l'eau de ses cheveux courts et bouclés, et regagna la berge. Elle plaça ensuite son ballot bien au-dessus de sa tête, et traversa la rivière pour aller sur l'autre rive. Elle avait conscience que ses bras ainsi levés faisaient ressortir encore plus nettement ses seins fermes, et que l'eau de la rivière, luisant sur son corps, embellissait encore davantage ses formes. Sur l'autre rive, les premiers garçons sortaient de la forêt avec leur proie.

Apa Lelo était le campement le plus agréable de tous ceux qu'Arobanai avait connus : c'était presque une île parce que le Lelo faisait une boucle à cet endroit. Au milieu de l'île, les arbres, éloignés les uns des autres, formaient une clairière naturelle, mais tout en haut, leurs cimes se touchaient presque et laissaient donc passer beaucoup de lumière, mais jamais l'éclat éblouissant du soleil. Presque au centre de l'île, un groupe d'arbres divisait la clairière en deux parties quasi égales. Les enfants s’étaient déjà approprié leur terrain de jeux sur le rivage, sous les arbres. Son emplacement, légèrement à l’écart de la clairière où les huttes allaient se dresser, était néanmoins suffisamment proche pour que les enfants soient en sécurité.

Arobanai chercha le ballot de son père, Ekianga. Sa mère n’étant pas encore arrivée, elle commença par défaire le paquet de feuilles dans lequel elle avait enveloppé de la braise rougeoyante. Elle plaça quelques brindilles sèches dessus, souffla sur le charbon incandescent, et les flammes grandirent pour atteindre le bois d'allumage.

Petit à petit, de plus en plus de personnes apparaissaient. Quelques hommes apportèrent de la viande, puis repartirent couper des bouts de bois et des feuilles. Les femmes allumèrent des feux et commencèrent à cuisiner. Presque toutes avaient cueilli des champignons et des racines que les enfants apportaient par brassées. On prépara une sauce dans les bols de citrouille, et on y ajouta des morceaux de viande.

Quand les hommes revinrent avec des rondins et de grosses bottes de larges feuilles de manketti, les femmes commencèrent la construction des huttes. Elles formèrent une coupole avec les rondins en les enfonçant dans le sol, puis en les liant au sommet avec des lianes. On entrelaça des brindilles plus fines avec l'armature. Puis on fixa à cet ouvrage de larges feuilles en forme de cœur. Les personnes qui s’étaient mises en route plus tard, ou qui s’étaient arrêtées en chemin pour chercher quelque friandise, arrivaient encore. Alors, les femmes, qui bâtissaient déjà leurs huttes, riaient et les interpelaient pour leur dire qu'elles allaient se faire mouiller, puisque les nuages de pluie s'approchaient de plus en plus.

Mais les hommes, qui avaient procuré les matériaux de construction à leurs femmes, retournaient en courant dans la forêt pour y couper des rondins, des bouts de bois et des feuilles pour les retardataires. Les parents et les amis construisaient leurs huttes proches les unes des autres. Les familles, qui ne s'entendaient pas très bien, s'installaient chacune à un bout opposé du campement, ou, si cela leur était impossible, elles s'arrangeaient pour que leurs entrées de hutte pointent dans des directions opposées.

En raison du ciel d'orage, le soir arriva tôt. On déplaça les feux à l’intérieur des huttes. À de nombreuses reprises, on dut bouger une feuille ici et là pour arrêter une petite fuite d'eau dans la hutte. Mais la pluie fut de courte durée. Bientôt, les feux brulèrent de nouveau devant les huttes. Les femmes apportèrent quelques améliorations aux toits, et les hommes, munis de leur arc et de leurs flèches, partirent encore une fois se promener dans la forêt, pour prendre éventuellement encore un oiseau ou un singe avant qu'il ne fasse trop noir. De la fumée se dégageait des huttes. Le campement baignait dans une brume bleue, qui soudain devint orange, dorée et rouge lorsque les nuages se séparèrent et que le dernier rayon du soleil traversa le ciel.

Allongée sur le dos dans la hutte de ses parents, Arobanai soulevait d'un bras son petit glousseur de frère, en le tenant par les jambes. Partout, on pouvait entendre les familles bavarder ensemble dans les huttes. Parfois, le commentaire d'un intrus les interrompait, provoquant des éclats de rire.

Kenge, un jeune chasseur encore célibataire, occupait une hutte voisine. La plupart des jeunes garçons s'y étaient entassés avec lui. Arobanai les entendait parler des animaux qu'ils chasseraient depuis ce campement, et des filles qu'ils désiraient courtiser. Lorsqu'elle entendit Kelemoke prononcer son nom, elle l'interpella :

« Tes jambes sont trop tordues à mon goût. Commence par devenir chasseur, petit freluquet ! »

Des éclats de rire lui répondirent. Ne pouvant se retenir de rire, les garçons se tapaient sur les cuisses et la poitrine. En effet, Kelemoke était l'un des coureurs les plus habiles : après tout, il avait déjà tué un buffle à lui tout seul.

Ekianga dit simplement, sans crier, mais d'une voix forte qui pouvait être entendue à cinq huttes de là :

« Tous ces cris donnent mal à la tête, même à un homme ! Laissez-nous en paix maintenant ! Que nous puissions dormir ! »

Cela incita du moins les garçons à chuchoter. Ainsi, de temps en temps seulement, on pouvait les entendre glousser et rire sous cape. Arobanai sourit. Elle pressentait que ce serait un bon campement, où elle s'amuserait beaucoup.

Mais le lendemain matin, une grande tristesse remplit le campement. Un cri, horrible et interminable, réveilla Arobanai. Il s'agissait des gémissements horribles d'une personne tombée dans l'obscurité complète. Tous se précipitèrent en dehors de leur hutte. Balekimito, une tante du père d'Arobanai et la mère d'Amabosu et de Manyalibo, était morte, très morte.

La vieille femme, énormément respectée de tous, grand-mère à de nombreuses reprises, était déjà malade avant le changement de campement. Amabosu et Manyalibo, ses fils, avaient refusé de l'abandonner dans l'ancien campement. Ils voulaient rester avec elle jusqu’à son rétablissement. Cependant, à l'ancien campement, la chasse avait été mauvaise. De plus, Balekimito avait insisté pour les accompagner lorsque tout le monde partirait. Mais le voyage l'avait affaiblie. Maintenant, elle était très morte, et allait bientôt mourir pour toujours.

Sa famille s'entassa dans sa hutte. Le visage ruisselant de pleurs, ses fils faisaient les cent pas. Au chevet de la vieille dame, Asofalinda, sa fille, essayait de réconforter ses frères, mais fondait sans arrêt en larmes. Balekimito elle-même était la seule personne calme au milieu des gémissements et des pleurs de tout le monde. Elle tendit la main pour prendre celles de ses fils, tira sa fille vers elle et murmura :

« Je suis avec mes enfants. Je ne meurs pas seule. Je suis bien. »

Elle parcourut la hutte de son regard encore vigilant, et aperçut Arobanai, sa petite-nièce. De sa main diaphane telle une feuille sèche, elle lui fit signe de s'approcher.

« Tu es devenue jolie, murmura-t-elle. T'es-tu déjà choisi un amoureux ? »

Elle sourit et serra fermement le poignet d'Arobanai qui, abasourdie sous le choc, s'accroupit à côté du lit de la vieille femme. Balekimito s'endormit, sans relâcher la jeune fille qui resta accroupie. Afin de ne pas déranger le sommeil de la vieille femme, les hommes et les femmes gardaient leurs gémissements bas. Lorsque le soleil fut haut sur le campement, Balekimito rendit son dernier soupir.

Il n'y avait maintenant plus de raison de se retenir. Soudain, Asofalinda se passa une corde de chanvre au cou. Il fallut trois hommes pour l’empêcher de se faire du mal. Des enfants s’entassèrent dans la hutte, puis en ressortirent en courant. Impuissants et en colère, ils se jetèrent par terre pour marteler le sol. Le très vieux Tungana et sa femme Bonyo s'accroupirent devant leur hutte. Des larmes coulaient le long de leurs joues ridées.

Arobanai, encore abasourdie de chagrin, était accroupie au milieu des gens gémissants et en pleurs. De plus, les gémissements et les pleurs ne s’arrêteraient jamais, parce que Balekimito ne se réveillerait plus jamais. Elle était morte : pas seulement juste morte, mais morte pour toujours. Elle resterait toujours allongée là, à serrer son poignet. Kamaikan, la mère d'Arobanai, s'approcha et déplia doucement les doigts de la défunte. À ce moment, Arobanai put enfin fondre en larmes à son tour, et se tordre par terre, pour laisser éclater son chagrin et sa terreur.

Le soir seulement, le campement se calma petit à petit. Accablé de chagrin, chacun restait simplement couché devant ou dans sa hutte. Le vieux Moke se rendit alors au milieu du campement, et se mit à parler très calmement. Les gens s’approchèrent afin de l'entendre. Il dit de sa voix calme et mélodieuse :

« C'est pas bon d'être triste et de rester simplement assis là à rien faire. Les feux s’éteignent et personne prépare le dîner. Demain, on aura tous faim et on sera trop faibles et trop fatigués pour chasser. Elle a été une bonne mère pour nous tous, et elle a eu une belle mort. Nous devrions tous nous réjouir pour sa si longue vie et sa si belle mort. »

Un hochement de tête général lui répondit.

« Oui, c'est vrai, dit Manyalibo. Tout le monde devrait se réjouir. Toutes ces lamentations servent à rien. Il faut arrêter ça. Il faudrait célébrer. Il faudrait appeler le Molimo pour lui organiser une fête. »

Alors Njobo, le grand chasseur qui avait tué un éléphant à lui seul, dit :

« Oui, sa mort est un grand événement, nous devrions organiser une grande fête. Nous devrions célébrer jusqu’à la deuxième ou même la troisième prochaine pleine lune ! »

Le lendemain, deux jeunes hommes passèrent dans chaque hutte, pour y lancer le nœud coulant d'un lasso en liane. Une fois que les résidents de la hutte y avaient placé quelques bananes, des racines, ou encore un morceau de viande séchée, les jeunes hommes faisaient semblant de devoir attraper l'offrande et de se la disputer. Ils se rendaient ensuite à la hutte suivante. Ainsi, on accrocha bientôt un panier bien rempli à un rondin, à côté du feu du Molimo, au milieu du campement.

Toute la journée, les jeunes hommes firent grand mystère du Molimo : les femmes n'avaient pas le droit de le voir. Avec ses amies, Arobanai grattait l’écorce intérieure de branches pour en retirer des fibres de corde. Lorsque les jeunes hommes firent remarquer que le Molimo, le grand animal de la forêt, était dangereux, et que seulement des hommes pouvaient s'en occuper, elle voulut protester avec colère. Mais une tante lui saisit calmement le bras, secouant la tête avec un léger sourire. Le soir, après le dîner, les femmes et les enfants se retirèrent rapidement dans leurs huttes. Les vieillards, les chasseurs et les hommes jeunes se rassemblèrent autour du feu et commencèrent à chanter.

Arobanai jouait avec son petit frère. Dehors, les hommes chantaient. Arobanai était sur le point de s'endormir, lorsque Kamaikan lui donna un petit coup. À la lueur de la braise ardente, Arobanai vit sa mère sourire et indiquer l’extérieur d'un signe de tête. Elle écouta. Les hommes chantaient. Kamaikan les accompagnait en fredonnant doucement, pour qu'ils ne l'entendent pas :

« Autour de nous se trouve l’obscurité, profonde.

L’obscurité nous entoure, profonde et noire.

Mais si l’obscurité est là,

alors l’obscurité est bonne.

L’obscurité nous entoure, profonde et noire.

Mais si l’obscurité est là,

et si elle appartient à la forêt,

alors l’obscurité est bonne. »

Tous les soirs, les hommes chantaient les chants du Molimo. Les femmes se retiraient alors dans leurs huttes, prétendant que tout cela ne les regardait pas. Quand les hommes chantaient, le grand animal de la forêt leur répondait. Il criait avec la voix du buffle, de la gazelle, de l’éléphant. Il criait avec la voix des oiseaux, du léopard et des singes. Ensuite, les hommes reprenaient leurs chants et fredonnaient autour du feu. Les chants venaient de près, de loin, du nord, du sud.

Parfois, les hommes chantaient jusqu'au petit matin. Chaque homme devait y participer. Chaque homme devait passer la nuit à chanter et manger, et manger et chanter. Si l'un d'eux s'endormait, on racontait que le grand animal de la forêt le mangerait.

« Ils ont pas besoin de se comporter comme ça ! » dit Akidinimba d'un air maussade, tout en cueillant des baies en compagnie d'Arobanai et d'autres filles. « Je sais ce que c'est. C'est un grand tuyau, fait de bambou. Ils y soufflent, crient et chantent. Hier, Ausu courait dans la forêt avec le tuyau.

– Sa voix est belle, dit Arobanai.

– Nous devons pas parler de ces choses-là ! s'exclama Kidaya. Les femmes parlent pas de ces choses-là ! »

Mais la nuit, alors que les hommes chantaient, Kamaikan les accompagnait en fredonnant et en souriant, et tante Asofalinda racontait une histoire :

« Un jour, il y a longtemps, le Molimo appartenait aux femmes. Les femmes chantaient et traversaient la forêt en courant avec le Molimo. La forêt est bonne avec nous, et veille sur ses enfants. C'est pour cela que nous chantons pour elle, c'est pour la rendre heureuse. Mais parfois, lorsque la forêt dort, il peut se passer de mauvaises choses. Alors nous réveillons la forêt. Nous allons chercher le Molimo pour que la forêt se réveille et se rappelle ses enfants pendant ses rêves.

– Pourquoi maintenant c'est les hommes qui courent avec le Molimo ?

– Ah, les hommes ! Ils croient toujours tout savoir. Ils pensent qu'ils sont de grands chasseurs. Ils savent comment s'occuper des animaux de la forêt. »

Kamaikan sourit alors mystérieusement et dit à Arobanai d’être patiente.

Lors de la cinquième nuit du Molimo, Kelemoke lui rendit visite dans sa hutte. Arobanai était tout étonnée.

« Si tu chantes pas avec les hommes, le grand animal de la forêt va te manger ! » dit-elle en lui enfonçant son doigt dans le flanc.

Kelemoke rit doucement. « Pourquoi il me mangerait ? Ta mère et ta tante sont en train de dormir. Ton père est en train de chanter. Y a-t-il un meilleur moment pour aimer ? Pourquoi l'animal de la forêt me mangerait si nous faisons la même chose que tout le monde ? »

Ainsi, presque une nuit sur deux, Kelemoke trouvait l'occasion de quitter discrètement le Kumamolimo, tandis qu'Arobanai s’éclipsait de la hutte. Ils se retrouvaient habituellement au bopi, le terrain de jeux des enfants. Là, ils gloussaient, murmuraient, et s'adonnaient aux jeux de l'amour.

L'interdiction de ce jeu le rendait d'autant plus excitant. En effet, un garçon et une fille issus du même groupe de chasse ne pouvaient pas se marier ensemble. De plus, Arobanai savait avec qui elle voulait se marier : c’était avec Tumba, un garçon qui chassait au sein du groupe d'Abira et de Motu. Mais, entre-temps, pourquoi ne s'amuserait-elle pas avec Kelemoke, le meilleur jeune chasseur, qui aurait pu être marié depuis longtemps, s'il n'avait dû patienter ? Effectivement, il devait attendre qu'une proche parente de son groupe soit en âge de se marier, et en même temps, qu'une fille issue d'un autre groupe l'approche. Ils pourraient alors faire un échange : la parente épouserait un homme du groupe de la fille qu'il épouserait. En effet, si les chasseurs n’échangeaient pas leurs « sœurs », alors un jour, un groupe pourrait ne plus posséder de femmes.

Aucune fille n'aurait refusé Kelemoke. Pourtant, il avait choisi Arobanai, parce qu'elle était la plus belle. En effet, de toutes les filles, Arobanai possédait les seins les plus beaux, les jambes les plus effilées, et les fesses les plus rondes. Lorsque la lune la gratifierait du sang, alors il serait toujours temps de se marier.

Le lendemain apporta des discussions animées et des querelles. Sefu, ce vieux fauteur de troubles, venait d'arriver. Ce n’était pas qu'ils détestaient cette canaille rusée, mais pourquoi fallait-il qu'il établît son campement à cinquante pas seulement du grand campement ? Il se considérait comme le chef de cinq familles. Comment cinq familles pouvaient-elles organiser une chasse ?

« Ça va être comme la dernière fois, dit Asofalinda, la sœur d'Ekianga. S'il a besoin de quelque chose, il dit qu'il fait partie de notre campement. Mais s'il possède quelque chose que nous désirons, il dit qu'il fait que passer. »

Elle imita la voix plaintive de Sefu. Quand les rires se furent apaisés, Masisi, un parent de Sefu, dit :

« Il est bon de posséder de nombreux chasseurs et de nombreux filets.

– Oui, et de nombreuses bouches à nourrir ! » ajouta Asofalinda.

En fait, Asofalinda avait raison. Sefu ne contribuait pas souvent au Kumamolimo, le panier de nourriture qui devait être rempli tous les jours. « C'est pas mon Molimo », disait-il au cours de la journée. Mais quand c’était lui, ou plutôt un membre de son campement, qui y avait contribué, alors Sefu venait dévorer de grosses portions. Après avoir mangé tout son content, il chantait un peu, puis, à la première occasion, il retournait se cacher dans sa hutte.

« S'il se comporte pas bien, menacèrent les jeunes hommes, nous irons le trouver dans sa hutte. Et s'il est en train de dormir, nous le clouerons au sol avec nos lances, et une fois qu'il sera mort pour toujours, nous l'enterrerons sous le feu du Molimo. Nous raconterons à sa femme que l'animal de la forêt l'a mangé, et personne parlera plus jamais de lui. »

Mais, bien sûr, ils ne mettaient jamais leurs menaces à exécution. Puis Sefu dit :

« Pourquoi je pourrais pas aller dormir quand je suis fatigué ? Ça serait inhumain d'empêcher un homme fatigué de dormir ! D'ailleurs, ce Molimo est pas à moi. Je viens en ami tout simplement, afin de présenter mes respects au Molimo, et voilà que des lances me menacent ! »

Il est vrai que le Molimo le réprimandait souvent le matin. En effet, le matin était le moment où le Molimo entrait dans le campement. De jeunes garçons l'entouraient de près, afin qu'on ne puisse le voir. Les jeunes hommes s’ébattaient et couraient avec, au milieu des huttes. En outre, ils tapaient sur les toits des huttes de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, s’étaient mal comportés la veille. Les garçons frappaient sur les toits et ébranlaient les murs. La hutte de Sefu se faisait souvent secouer, ainsi que celles des couples qui s’étaient bruyamment disputés, celles des chasseurs qui s’étaient trop souvent absentés de la chasse, et celles des filles qui avaient trop ouvertement flirté avec des garçons de leur famille. Le Molimo n'avait de respect pour personne. Il pouvait réprimander n'importe qui. La personne concernée devait alors seulement l'endurer.

Les jours passés à Apa Lelo étaient des jours heureux. Arobanai accompagnait souvent la chasse. Chaque soir, les hommes discutaient habituellement de l'endroit où ils iraient chasser le lendemain. Les hommes et les garçons parlaient des pistes d'animaux qu'ils avaient repérées, et évaluaient les chances de trouver du gibier à tel ou tel endroit. Les femmes donnaient aussi leur avis, en particulier au sujet des fruits de la forêt qu'elles voulaient cueillir avant ou après la chasse. Peu après le lever du soleil, les premiers jeunes hommes partaient avec leurs filets, leurs lances et de la braise ardente pour allumer le feu de chasse. Le feu était le plus beau cadeau de la forêt, et il fallait rendre le feu à la forêt. Alors, la forêt était de bonne humeur et gratifiait ses enfants d'une bonne chasse. Une fois que le feu de chasse brûlait, les autres chasseurs arrivaient. Puis, les femmes et les enfants allaient aussi dans la forêt. Ils y ramassaient des champignons et des baies, et ils suivaient certaines lianes pour atteindre leurs racines sucrées et savoureuses.

Un matin, Sefu manquait au rassemblement des chasseurs. Ceux-ci se dirent qu'il avait quitté son campement sans passer par le feu de chasse. Ils hochèrent la tête, et quelqu'un dit que Sefu avait peut-être allumé son propre feu de chasse. Ils s’écrièrent tous que non, pas même Sefu ne ferait une pareille chose. Lorsqu'ils arrivèrent à l'endroit où ils voulaient dérouler les filets, Sefu y était déjà. Il avait allumé un feu et mangeait des bananes grillées.

Ekianga et quelques autres hommes partirent explorer les lieux rapidement. Ils indiquèrent ensuite aux autres la direction dans laquelle dérouler leurs filets. Les femmes prirent leur ballot et partirent devant avec leurs enfants. Tout le monde cessa de bavarder et de jacasser, et presque sans bruit, glissa au milieu de la forêt. Les hommes se dispersèrent également. Ils savaient tous exactement où dérouler leurs filets, longs de plus de cent grands pas, pour former ensemble un grand demi-cercle.

Soudain, Ekianga poussa le cri de l'oiseau kudu pour donner le signal. Les femmes et les enfants, alignés dans une longue file, se précipitèrent au travers de la forêt, en poussant des cris et des hurlements. Arobanai effraya un sondu. La gazelle terrifiée sauta hors des buissons. « Elle va courir dans le piège de Kelemoke ! » cria-t-elle joyeusement à Kidaya qui courait à ses côtés.

Quand elles rejoignirent les chasseurs, Kelemoke avait déjà tué la gazelle. Sa mère en plaçait les meilleurs morceaux dans son panier. Les autres femmes s’entassèrent autour d'eux en disant :

« Mon mari t'a prêté sa lance !

– Nous avons donné du foie à tes sœurs quand elles avaient faim et que ton père était parti !

– Mon père et le tien chassaient toujours ensemble ! » criaient-elles.

Le rôle de Kelemoke lui plaisait. D'un grand geste, il distribuait la viande aux femmes, sans se soucier de leurs explications. Il savait déjà ce que chacune méritait.

Sefu s'approcha et gémit qu'il n'avait pas eu de chance. Mais personne ne lui offrit une portion. Il se tourna vers les femmes :

« Vous faites exprès de pas rabattre le gibier vers mes filets. Pourquoi ?

– Eh, t'as tes propres femmes. C'est à elles que tu devrais te plaindre !

– Oh, elles ! C'est juste des paresseuses et des imbéciles ! »

Les femmes se moquèrent de lui, en haussant les épaules.

Kelemoke avait donné à la mère d'Arobanai un morceau de cuisse particulièrement bon. Arobanai avait déjà commencé à regagner le campement, portant son panier rempli de viande et de noix. Elle voulait revenir au moment où les chasseurs dérouleraient leurs filets pour la troisième fois. Elle marchait avec Kidaya, qui voulait tout savoir sur Kelemoke. Mais Arobanai se contenta de rire et de faire des allusions.

Elles rencontrèrent en chemin le vieux Moke, qui avait repéré des empreintes de léopard. De retour au campement, elles le racontèrent aux autres filles et aux femmes. « La vue de ces empreintes va effrayer les hommes ! » criaient-elles en ricanant. Arobanai s'accroupit pour imiter le léopard qui rôde. Les autres femmes s’alignèrent, pour imiter les chasseurs qui se déplacent dans la forêt en file indienne. Le léopard bondit sur les chasseurs qui s'enfuirent dans les arbres, en poussant des cris stridents.

Elles faillirent toutes mourir de rire. Après cela, Arobanai décida d'aller rejoindre les chasseurs dans la forêt. Mais les hommes revinrent de la chasse plus tôt que prévu, l'air grognon et abattu. Personne ne voulait raconter ce qui était arrivé. Seul, Kelemoke grommela :

« Ce Sefu : il fait tout simplement trop de bruit !

– Jusqu'ici, ajouta Kenge, nous l'avons toujours traité de manière humaine, mais c'est un animal, alors nous devrions le traiter comme un animal ! »

Puis il hurla en direction du campement de Sefu « Animal, animal ! », bien que Sefu n'y fût même pas encore revenu.

Il arriva plus tard, au sein d'un groupe de chasseurs plus âgés. Sans dire un mot, il se rendit directement à son campement.

Arrivés les derniers, Ekianga et Manyalibo s'accroupirent auprès du feu du Molimo.

« Ce Sefu nous a tous couverts de honte ! pensa Ekianga tout haut.

– Sefu a déshonoré le Kumamolimo, ajouta Manyalibo. Nous allons détacher le Kumamolimo. Ce sera la fin de la fête du Molimo. Le mieux pour nous est de changer de campement.

– Tout le monde, venez ici, dit Ekianga. Que tout le monde s'approche du Kumamolimo. Il s'agit d'une affaire sérieuse, qui doit être réglée immédiatement ! »

Tout le monde se rassembla, et chacun s'assit sur un rondin ou sur un tabouret fait de quatre branches courtes liées ensemble. Puis Kenge hurla de nouveau en direction de l'autre campement :

« Eh toi, l'animal, viens ici ! »

Les garçons rirent, mais les hommes l’ignorèrent. Sefu arriva d'un pas nonchalant, s’efforçant de paraître tout à fait innocent. Il regarda autour de lui, mais personne ne lui offrit un siège. Il s’avança vers Amabosu, l'un des plus jeunes garçons, et tira son tabouret brusquement.

« Les animaux restent par terre ! s’écria Amabosu.

– Je suis un vieux et bon chasseur, répondit Sefu, au bord des larmes. Tout le monde me traite comme un animal, et c'est pas bien. »

Finalement, Masisi demanda à Amabosu de se lever pour donner son tabouret à Sefu.

Manyalibo se leva alors, et entama un long discours :

« Tout le monde veut que ce campement soit un bon campement. Tout le monde veut aussi que cette fête du Molimo soit une belle fête du Molimo. Mais Sefu gâche tout. C'est plus un bon campement, et c'est pas une belle fête. Quand sa fille est morte, il a été content d'accepter notre offre de lui apporter notre Molimo. Mais, maintenant que sa mère est morte, il veut rien contribuer au Kumamolimo.

– C’était pas ma mère, dit Sefu sur un ton provocant.

– Pas ta mère ? hurla Ekianga. Elle était notre mère à tous, ici, au campement. J’espère que tu mourras comme un animal, en tombant sur ta lance ! Un être humain vole pas la viande de ses frères. Seul un animal est capable d'une telle chose ! »

Ekianga brandit son poing furieusement. Sefu se mit alors à pleurer. C'est seulement à ce moment qu'Arobanai apprit ce qui s’était passé. Lors de la deuxième chasse, Sefu avait déroulé son filet devant ceux des autres. Il avait ainsi capturé le premier gibier que les rabatteurs avaient débusqué. Mais il s’était fait prendre. Il prétendait maintenant que ce n’était qu'un simple malentendu. Ayant perdu de vu les autres chasseurs, il n'avait pas pu les retrouver. Pour cette raison seulement, il avait déroulé son filet juste à l'endroit où il se trouvait.

« Mais bien sûr ! dit le vieux Moke. Nous te croyons. Tu devrais pas tant pleurnicher. Notre mère, qui est morte, est pas ta mère. Alors, tu fais pas partie de notre famille. Tu peux dérouler ton filet, chasser et établir ton campement à l'endroit qui te plaît. Nous allons partir très loin pour y établir notre campement. Comme ça, nous te dérangerons pas. »

Sefu dut reconnaître son erreur, puisqu'il ne pourrait jamais organiser une battue avec quatre familles. Il présenta alors ses excuses. Il dit que cela avait vraiment été seulement un malentendu, mais qu'il rendrait toute la viande.

« Alors tout va bien », dit Kenge en se levant, tandis que les autres raccompagnèrent Sefu à son campement. Là, il dit brutalement à sa femme de donner la viande. Les jeunes hommes fouillèrent ensuite toutes les huttes, pour trouver la viande cachée sous les toits. Ils vidèrent même les marmites. Sefu s’efforça de pleurer, mais tout le monde se contenta de se moquer de lui. Il se tenait le ventre en se tordant :

« Ma famille et moi allons mourir de faim. Tous mes parents vont mourir parce que mes frères prennent toute ma nourriture. Je vais mourir parce que personne me respecte comme je le mérite. »

Le laissant pleurer, ils retournèrent au Kumamolimo. La fête redevint une fête, et tout le monde chanta, dansa et mangea. De loin, ils entendaient les lamentations de Sefu. Les femmes lui lançaient des injures, tout en imitant ses gémissements. Mais à la fin du repas, Masisi remplit une marmite de viande et de sauce aux champignons, préparées par sa femme, et disparut. Peu de temps après, les gémissements cessèrent.

Pendant la nuit, quand Arobanai s’éclipsa de sa hutte pour aller voir Kelemoke, elle aperçut Sefu, assis, en train de chanter avec les hommes autour du feu du Molimo. Un enfant de la forêt comme les autres.

Arobanai avait vécu de pareilles scènes à de nombreuses reprises. Ils se disputaient et se plaignaient entre eux, et ils se menaçaient mutuellement. Mais les enfants de la forêt avaient besoin les uns des autres. Seul, sans les autres, personne ne pouvait survivre. C'est pourquoi il y avait toujours une solution, une échappatoire.

Quiconque avait une plainte s’avançait au milieu du campement, pour se mettre à protester, jurer et exposer vigoureusement son cas. Mais assez souvent, les membres du campement, dont le soutien était requis, ne se retournaient pas contre ceux qui avaient tort, mais contre ceux qui criaient le plus fort. Un bon campement était en paix. En effet, un campement qui connaissait de fortes querelles avait également faim. Souvent, un fort rire général réglait simplement un conflit. Mais on pardonnait rapidement à ceux que l'on avait humiliés.

Arobanai se rappela lorsque tante Kondabate et son mari s’étaient querellés. Dans sa colère, elle avait commencé à arracher des feuilles du toit de leur hutte. Elle en avait le droit. Après tout, c’était elle qui avait bâti la hutte. Son mari s’était contenté de regarder en silence. Comme elle avait continué à arracher des feuilles de la hutte, son mari aurait dû intervenir pour se réconcilier avec elle. En effet, si une épouse démolit sa hutte, cela signifie la fin de son mariage. Mais comme le mari de Kondabate n'avait rien dit, elle avait poursuivi la démolition de la hutte, une feuille à la fois. Les larmes ruisselaient déjà sur les joues de sa femme, mais l'homme était resté ferme. Au bout d'un moment, il avait seulement dit : « Kondabate va avoir bien froid ce soir. » Elle avait alors dû continuer à démolir la hutte. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Elle ne pouvait pas se laisser humilier. Finalement, puisqu'il ne restait plus aucune feuille, elle avait commencé à tirer sur les rondins en pleurant. À ce moment, tout le monde regardait, fasciné. En effet, une fois les derniers rondins arrachés du sol, elle aurait dû faire son ballot pour retourner au campement de ses parents. Le mari de Kondabate était aussi au bord des larmes, parce qu'il l'aimait tendrement et ne voulait certainement pas divorcer. Mais s'il avait alors cédé, il aurait dû endurer les rires et les moqueries de ses amis pendant des jours. Tout le monde voyait que son cerveau travaillait. Il avait fini par dire calmement :

« T'as pas besoin de démolir les rondins, c'est seulement les feuilles qui sont sales !

– Hein ? » s’était écriée Kondabate, étonnée.

Mais elle avait ensuite compris. Soulagée, elle avait dit : « Oui, ces feuilles sont pleines d'insectes. »

Ils s’étaient alors rendus tous les deux à la rivière pour laver les feuilles. Puis, ils les avaient attachées de nouveau à la hutte. Personne auparavant n'avait jamais lavé de feuille. Cependant, Kamaikan, la mère d'Arobanai, avait retiré quelques feuilles du toit de sa hutte en marmonnant : « Ces insectes sont vraiment pénibles ! » Puis elle s'était rendue à son tour à la rivière pour y laver les feuilles, comme si c’était une activité habituelle. Pendant quelques jours encore, des femmes étaient allées à la rivière pour y laver quelques feuilles couvertes d'insectes, en cachant leur sourire.

Les jours s’écoulaient aussi facilement que la rivière Lelo. La forêt faisait des cadeaux à ses enfants : des noix, des racines, des baies, des fruits, des champignons et de la viande. Les jeunes hommes exhibaient les animaux qu'ils venaient de tuer, et flirtaient avec les filles. Les personnes âgées se promenaient près du campement. Mais elles étaient habituellement assises à l'ombre, discutant de leurs exploits oubliés depuis longtemps. Les enfants jouaient à proximité de la rivière. En petits groupes, ils grimpaient à de jeunes arbres, pour les faire osciller et pencher vers l'eau. Puis ils sautaient tous de l'arbre qui, se remettant en place, secouait vraiment bien les retardataires.

Les hommes fabriquaient de petits arcs et des flèches émoussées pour les petits garçons. Les petites filles et les petits garçons jouaient ensuite à la chasse avec une grenouille fatiguée et imperturbable. Les femmes montraient aux filles comment construire une petite hutte. Puis, avec un grand sérieux, les petites filles préparaient chacune un repas de boue et de noix pour un jeune ami. Ils allaient ensuite dans la hutte pour jouer à faire des enfants, comme ils avaient vu leurs parents faire. Pendant leurs jeux, ils expérimentaient donc tout ce qu'ils devraient être capables de faire à l'âge adulte. Ainsi, sans qu'ils s'en rendent compte, leurs jeux devenaient les choses sérieuses de la vie.

Les enfants appelaient tous les adultes « Mère » ou « Père », et toutes les personnes âgées « Grand-mère » ou « Grand-père ». De plus, ils pouvaient toujours trouver quelqu'un pour accepter de jouer le rôle du buffle poursuivi, ou celui du léopard surgissant pour les attaquer par surprise et les manger, au milieu des rires et des gloussements de tous.

Mais, à côté du feu au milieu du campement, le panier de nourriture, suspendu au rondin et toujours plein, leur rappelait chaque jour qu'une grande fête avait lieu, et que l'on demandait à la forêt elle-même de se souvenir de ses enfants et de se réjouir avec eux.

En ces jours-là, Kidaya fut gratifiée du sang. Fièrement, elle fit part de cette information à ses amies. Puis, quelques jours seulement plus tard, ce fut le tour d'Arobanai. Maintenant, en plus du Molimo, il y aurait aussi une célébration de l'Elima. Tante Kondabate agrandit sa hutte, et les filles et leurs amies s'y installèrent. Kondabate leur y enseigna de nouveaux chants, des chants que seulement les femmes chantent.

Des invités arrivèrent. Les gens racontaient qu'il s'agissait d'un vieux couple qui vivait d'habitude au sein d'un groupe de chasse du nord. Ils logèrent d'abord au campement de Sefu, où vivait un parent du vieil homme. Ils se rendirent ensuite au campement principal, où le vieux Moke les accueillit respectueusement.

La vieille femme se rendit directement à la hutte de Kondabate, qui la salua aussi avec un profond respect. Les filles la regardaient avec timidité. La vieille femme s'accroupit, chanta et répéta avec les filles. Cependant elle ne chanta pas les chants des femmes, les chants de l'Elima, mais les chants du Molimo réservés seulement aux hommes. Même si cela effraya les filles, Kondabate hocha gravement la tête et se mit à chanter. Timidement, les filles les accompagnèrent.

Ce soir-là, il n'y avait pas un mais quatre paniers remplis de nourriture suspendus au rondin du Kumamolimo. Pour allumer le feu du Molimo, Manyalibo alla chercher de la braise ardente dans chaque hutte. Les hommes et les garçons étaient excités et nerveux quand ils se mirent à chanter. Puis les filles, la vieille femme à leur tête, sortirent de la hutte de l'Elima.

La vieille femme prit des braises du feu du Molimo pour en allumer un deuxième à côté. Les femmes se rassemblèrent autour du nouveau feu. Les filles s’étaient peint le corps d'une teinture de gardénia noir. Elles dansaient, en formant une longue ligne, tandis que les femmes chantaient les chants du Molimo de plus en plus fort, avec de plus en plus d’énergie. Ce soir-là, les femmes menaient le chant, et les hommes les accompagnaient.

La vieille dame du nord s'assit auprès du feu qu'elle avait allumé, et regarda fixement les flammes. Kondabate, la belle Kondabate, était assise en face d'elle. Comme si le regard de la vieille femme l'avait envoûtée, elle aussi regardait fixement les flammes, sans bouger. La vieille femme commença ensuite à simuler une danse avec ses mains. Elle étendait puis repliait ses doigts fins et secs. Ses bras osseux battaient l'air dans tous les sens par saccades, comme s'ils s’étaient détachés d'elle.

Mais ensuite, elle se leva et commença à danser. Elle dansa autour du feu des hommes, tandis que les hommes chantaient sans la regarder. Son chant et sa danse s’intensifièrent. Elle sauta au milieu des charbons ardents, et y dansa. Puis, elle se mit à disperser le feu avec ses pieds. Les hommes évitaient de leur mieux la braise que ses coups de pied impulsifs jetaient de tous côtés. Le vieux Moke se leva pour rassembler le feu, mais la vieille femme le dispersa de nouveau. Elle rappela ainsi trois fois aux hommes que les femmes avaient domestiqué et entretenu le feu, et que son maintien ou son extinction, c’est-à-dire la continuation ou la fin de la vie, dépendait d'elles.

Puis, la vieille femme saisit une corde en liane, et la noua autour du cou des hommes, l'un après l'autre. Quiconque avait le nœud autour du cou se taisait. Une fois le dernier homme attaché, le chant cessa. Pendant un moment, ce fut le silence, que seule la voix de la forêt brisait. Le vieux Moke dit alors :

« C'est vrai, nous sommes attachés. Nous sommes attachés et nous pouvons rien faire. Pour redevenir libres, nous devons donner quelque chose.

– Pour redevenir libres, nous allons donner la viande de la gazelle, dit Ekianga.

– Donnons aussi la peau de la civette », ajouta Manyalibo.

Les hommes acquiescèrent. Alors, la vieille femme défit les nœuds, et ceux qui venaient d’être libérés se remirent à chanter. Le lendemain matin, la vieille femme et son mari avaient disparu.

D'autres visiteurs arrivèrent : de jeunes hommes appartenant à des groupes dont le territoire de chasse était éloigné, à de nombreux jours de marche. La nouvelle du festival de l'Elima s’était rapidement répandue. En effet, quand des chasseurs de différents groupes se rencontraient dans la forêt, ils bavardaient et comméraient. Ils apprenaient ainsi les dernières nouvelles de leur famille. Ils se racontaient leurs succès de chasse, et embellissaient encore davantage les exploits extraordinaires des grands chasseurs qu'ils connaissaient.

Les jeunes hommes se joignirent aux chasseurs d'Apa Lelo. La plupart d'entre eux possédaient des tantes, des oncles, ou des parents éloignés au sein du groupe. Ils logeaient chez eux, ou traînaient dans la hutte d'un célibataire. Leur objectif était d'entrer dans la hutte de l'Elima, le soir. Mais les mères des filles surveillaient la hutte et jetaient des pierres et de la braise aux assaillants.

Parfois, les filles se montraient, recouvertes d'argile blanche, et munies de longs fouets tressés. Elles couraient dans tout le campement, et, quand elles trouvaient quelqu'un à leur goût, elles lui donnaient un coup de fouet. Quelquefois, elles frappaient aussi des adultes et des hommes âgés, mais seulement pour plaisanter, pour rendre un hommage amical à leur virilité. Cependant, lorsqu'elles atteignaient un jeune célibataire, cela lui imposait une obligation. En effet, le garçon devait rendre visite, dans la hutte de l'Elima, à la fille qui l'avait fouetté.

Tumba, celui qu'Arobanai avait secrètement choisi, se rendit difficile à trouver. Arobanai et ses amies décidèrent alors de le chercher. Très tôt un matin, elles partirent, leurs seins et leur postérieur décorés de dessins blancs. Elles coururent vers l'ouest, pour suivre des pistes de gazelles et d’éléphants. À longs et silencieux pas de course, elles atteignirent, tard dans l’après-midi, le campement dans lequel le groupe de Tumba demeurait. En criant, elles se jetèrent sur le campement endormi, et pourchassèrent les hommes dans les huttes. Les hommes et les garçons se défendirent de leur mieux. Ayant rapidement rejoint les tas d'ordures derrière les huttes, ils jetaient ce qu'ils trouvaient sur les filles enflammées. Arobanai aperçut enfin son élu. Avec son arc, il lançait des peaux de bananes séchées vers les filles. Mais il dut jeter l’éponge en faveur de ces neuf combattantes déchaînées. Arobanai ne l’épargna point.

Le cinquième jour, il finit par se rendre à la hutte de l'Elima. Pour y entrer, il livra un combat d'homme aux mères. Cependant, une fois parvenu à l’intérieur, il avait accompli son devoir. Il pouvait alors se donner à Arobanai, partir, ou choisir une autre fille. Et c'est exactement ce que fit le gars ! Il flirta avec Kidaya. Puis, la nuit venue, Arobanai ne put que trop bien entendre ce qu'ils se préparaient à faire.

Elle décida alors d'accepter la visite d'Aberi, qui s’était battu pour parvenir dans la hutte le premier jour, et qui, depuis ce moment, avait usé de tous les moyens possibles pour se faire apprécier d'elle. Avec lui, elle ferait ce que Tumba et Kidaya faisaient. De plus, si cela lui plaisait, elle lui demanderait de chasser une gazelle pour ses parents, et de trouver, dans son groupe, une sœur qui accepterait d’épouser un de ses frères. En revanche, si cela ne lui plaisait pas, il y avait d'autres jolis garçons, de grands chasseurs, qui se vantaient qu'ils apporteraient aux parents de leur épouse, non pas une, mais deux gazelles. Des gazelles ? Non ! Mais un, ou même peut-être deux éléphants !

La vie était merveilleuse. La forêt prenait soin de ses fils et de ses filles. Elle leur procurait non seulement de la viande et des fruits à manger, et de l'eau claire à boire, mais aussi du feu, ainsi que les joies de l'amour.

« L’obscurité nous entoure, murmura Arobanai,

mais si l’obscurité est là,

alors l’obscurité est bonne. »

Elle s'allongea ensuite sur la paillasse d'Aberi et se mit à le chatouiller. Il allongea le bras vers elle en gloussant.

Serpent étoilé

Traduit par Régine Carré et Christian Lassalle

Je suis ici. Je danse. Nous dansons en formant une grande file indienne, parés en l'honneur du dieu. Bientôt nous serons près d'Huitzilopochtli, bientôt nous accompagnerons le soleil dans le ciel. Nous étions des guerriers, nous sommes des prisonniers. Nous dansons cette longue farandole,   devant se trouvent les sacrificateurs. Nous dansons cette longue farandole et tombons l'un après l'autre, nous sommes l'offrande faite aux dieux. Bientôt ils me plongeront à moi aussi le couteau d'obsidienne dans la poitrine, mon sang coulera sur la pierre du sacrifice et ils arracheront mon cour. Mon sang sert à nourrir les dieux. Mon sang sert à nourrir Huitzilopochtli, le soleil.

Je danse. Ils m'ont donné du pulque à boire, maintenant je suis léger et je danse. J'ai d'abord été triste de ne pas avoir fait d'ennemi prisonnier. Mais maintenant je me sens léger: grâce à moi la terre sera sauvée, mon sacrifice apaisera les dieux, ils ne détruiront pas la terre. Je monterai vers Huitzilopochtli, je l'accompagnerai dans le ciel. Et ensuite je me transformerai en colibri, comme tous les valeureux guerriers qui sont tombés au combat, qui furent sacrifiés pendant la bataille. Je volerai de fleur en fleur et serai toujours joyeux, aussi longtemps que la terre existera.

Cela a toujours été ainsi et il faut que cela soit ainsi.

Je danse et je me rapproche de plus en plus de la pierre du sacrifice. Je danse et en dansant je me souviens:

Je suis né le premier jour du mois de l'ocelot et c'est ainsi que le destin m'a réservé la mort de prisonnier de guerre. Quand je suis venu au monde la sage-femme m'a dit: "Cher fils, sache que ta maison n'est pas ta maison natale, car tu es un guerrier, tu es un quecholli et la maison dans laquelle tu es venu au monde est simplement ton nid. Tu es fait pour rafraîchir le soleil avec le sang de tes ennemis et pour nourrir la terre avec leur corps. "C'est ainsi que sont salués tous les garçons. Si j'avais été une fille, elle aurait dit: "Tu dois être dans la maison, comme le cour dans le corps. Tu ne dois pas quitter la maison, tu dois être comme la cendre dans le foyer." Il y eut beaucoup de discours lors de ma naissance, des parents et des amis sont venus et on demanda au devin quel serait mon destin. Il fixa le jour de mon baptême et ce jour-là je fus plusieurs fois aspergé d'eau et la sage-femme dit les mots suivants: "Prends et reçois, car c'est par l'eau que tu vivras sur cette terre, par l'eau tu grandiras et tu te développeras; l'eau nous offre ce dont nous avons besoin pour vivre. "Ensuite ils me choisirent comme nom "Citlalcoatl", ce qui signifie: "Serpent étoilé".

Pendant huit ans j'ai vécu dans la maison de mon père. Dès que j'ai su marcher et parler, il a fallu que j'aille chercher l'eau et le bois et que j'accompagne mon père au marché. Plus tard, j'appris à pêcher et à naviguer. Mes soeurs, elles, apprenaient à filer et à tisser, balayaient la maison et broyaient le maïs sur la meule.

A huit ans, mon père me conduisit au "Calmecac", à l'école du temple et non à l'école ordinaire des guerriers. "Ecoute, mon fils", me dit-il, "Tu ne recevras ni honneur, ni considération. Tu seras négligé, méprisé et dégradé; chaque jour tu couperas les épines d'agaves, pour faire pénitence. Il faudra que tu te piques aux épines et que tu donnes ton sang en offrande et la nuit on te réveillera pour que tu te baignes dans de l'eau froide. Endurcis ton corps dans le froid, et quand la période de jeûne arrivera, ne l'interromps pas et ne laisse rien voir de tes souffrances, quand tu jeûneras et que tu feras pénitence.

A l'école du temple, j'ai appris à être un homme. on exigeait de nous des sacrifices et le renoncement à soi-même. La nuit dans la montagne il fallait offrir aux dieux de l'encens ainsi que notre sang. La journée il fallait travailler dur dans les champs du temple. Le moindre manquement était sévèrement puni. Parfois je pleurais et je pensais combien il est difficile d' être un guerrier et un homme. Puis avec le temps je devins plus fort. Et je méprisais les garçons qui fréquentaient l'école ordinaire des guerriers. Il leur fallait couper du bois, nettoyer les fossés et les canaux ainsi que labourer les terrains de la commune. Mais au coucher du soleil ils allaient tous au "Cuicacalco", la maison du chant, et dansaient et chantaient là-bas jusqu'à minuit. Ils couchaient avec des filles avec lesquelles ils n'étaient pas mariés. Ils ne fréquentaient que des guerriers dont ils admiraient et voulaient imiter les actes. Ils n'avaient aucune idée des choses élevées, de la science, des arts et de la vénération des dieux. Nous les élèves du Calmecac, nous étions promis à des tâches assez élevées, nous pouvions devenir prêtres ou fonctionnaires. C'est à l'école du temple que j'appris à me contrôler et à être dur. Mais j'y appris aussi à parler convenablement et à saluer, j'y appris les coutumes qui régnaient à la cour de l'empereur ainsi que le comportement à avoir avec les fonctionnaires et les juges. J'appris également l'astrologie et la signification des rêves, à compter les années et le calendrier des prédictions. J'appris à peindre les signes et les images pour les nombres et les noms et à déchiffrer les écritures de nos ancêtres. Et j'appris les chants sacrés de notre peuple, les chants par lesquels on honore les dieux et les chants qui racontent l'histoire des Aztèques. car nous sommes un grand peuple puissant et nous sommes craints par tous les peuples de la terre.

Il y a bien longtemps, nous sommes venus de Aztlan, notre première patrie, qui nous a donné notre nom. Les légendes racontent qu' Aztlan était entouré d'eau et que nous avons vécu là-bas comme pêcheurs. Au début, nous étions pauvres, nous nous vêtions de peaux de bêtes et n'avions rien d'autre que des flèches et des arcs et des lattes pour nos javelots. Nous n'étions rien de plus que les habitants de la forêt qui habitaient au Nord de notre empire.

Quatre prêtres nous dirigeaient portant un coffre fait de joncs. Dedans il y avait notre Dieu, Huitzilopochtli, qui leur parlait et leur disait ce que nous devions faire. Après avoir quitté Aztlan, notre dieu nous dit que désormais il fraudait que nous nous appelions les "Gens de la Lune", les Mexicains.

Quand nous trouvions un endroit favorable, nous restions peut-être quelques années. Nous semions du maïs, mais nous ne restions jamais suffisamment longtemps pour pouvoir le récolter. La plupart du temps nous nous nourrissions de la chasse, de cerfs et de biches, de lapins, d'oiseaux et de serpents et de ce qui poussait sur la terre.

Mais notre dieu nous promit: "Nous nous installerons et nous serons sédentaires, et nous conquerrons tous les peuples du monde; et véritablement je vous le dis, je ferai de vous des seigneurs et des rois qui régnerez sur tout dans ce monde. Vous régnerez et aurez d'innombrables vassaux, qui vous paieront leur tribut et vous apporteront d'innombrables pierres très précieuses, plus de l'or, des plumes de quetzal, des émeraudes, des coraux, des améthystes, et vous vous en parerez. Vous devez avoir également toutes sortes de plumes et du cacao et du coton dans de nombreux coloris. Vous vivrez tout ceci !"

Beaucoup disent qu'Huitzilopochtli n'a pas été notre dieu dès le début. Notre tribu se composait de sept clans, et chaque clan tenait des conseils pour régler ses propres affaires et choisissait ses propres chefs. C'est ainsi qu'ils disaient que chaque clan avait eu son propre dieu. Or Huitzilopochtli était le plus grand parmi eux , le dieu du soleil et de la guerre.

Nous traversâmes beaucoup de pays, maints d'entre eux étaient désertiques et non habités, d'autres étaient habités, et nous étions obligés de nous battre avec les habitants. En maint endroit, nous restions relativement longtemps et construisions un temple à notre dieu. Mais nous voulions aller toujours plus loin. Souvent nous étions obligés de laisser nos vieux sur place, quand nous partions. Parfois aussi des groupes se séparaient de notre tribu et prenaient une autre direction. En contrepartie d'autres se joignaient à nous, des chasseurs qui n'avaient encore jamais vécu dans des villages.

Nous arrivâmes enfin dans ce beau pays qui s'étend entre les montagnes qui porte aujourd'hui notre nom, le nom des Mexicains. Il s'étend sur un plateau au-dessus de deux mers, protégé et entouré de montagnes. Ici c'est le règne permanent du printemps. Ici il ne gèle que rarement, et quand il fait très chaud en été, les nuits restent quand même fraîches. Les sources des montagnes alimentent le pays en eau et au fond de la vallée il y a cinq lacs frais entourés de villages et de villes. Ici il y avait eu jadis un puissant empire, l'empire de Tula, la ville du dieu Quetzalcoatl. Or, Quetzalcoatl, le dieu des arts et du calendrier, avait quitté sa ville et l'empire s'était effondré. Les villages et les villes au bord de la lagune étaient de taille modeste et n'avaient pas de maître commun. Chaque peuple vivait pour lui-même dans sa ville avec ses propres coutumes et ses propres dieux.

Nous trouvâmes un lieu où nous installer, appelé la colline aux sauterelles, "Chapultepec". Là nous choisîmes pour la première fois un chef unique pour toute la tribu, car il fallait souvent faire la guerre avec nos voisins et nous avions besoin d'un chef expert en guerre. Nos voisins étaient inquiets de nous voir nous installer et nous reproduire : ils nous attaquèrent. Nous nous défendîmes bien, pourtant quand ils furent trop forts ils nous chassèrent. Notre chef fut fait prisonnier et sacrifié et nous dûmes nous soumettre à nos voisins.

Les seigneurs de Culhuacan nous indiquèrent un endroit à deux heures de leur ville qui grouillait de serpents. Nous dûmes vivre là-bas, car ils avaient peur de nous et ne voulaient pas nous avoir à proximité. Alors nous nous mîmes à attraper les serpents et à les faire rôtir, car notre longue errance nous avait habitués à surmonter nos dégoûts et c'est pourquoi ils nous appelaient "mangeurs de serpents". Pourtant il nous respectaient, car nous avions survécu là où personne d'autre ne pouvait survivre. C'est ainsi que nous pûmes bientôt faire du commerce avec eux, ils épousèrent nos filles et nous les leurs et nous fûmes en parenté. Lorsqu'ils firent la guerre avec leurs voisins, ils nous appelèrent à l'aide et nous nous fabriquâmes des armes et les sauvèrent. Or lorsqu'ils virent à quel point nous étions de bons guerriers, ils eurent peur de nous et ne nous remercièrent pas. Alors nous leur fîmes la guerre.

Nous fûmes obligés de fuir et allâmes à Acatzintlan. Là-bas nous nous fîmes des radeaux avec nos boucliers et nos javelots et traversâmes l'eau en direction d'une petite île sur le lac. C'est là qu'apparut Huitzilopochtli à l'un de ses prêtres et il lui dit que nous devions trouver un figuier de Barbarie sur lequel serait posé un aigle. Cette place devrait s'appeler le "lieu du fruit du cactus", Tenochtitlan, et là nous devions fonder une ville. Nous avons cherché et trouvé l'aigle posé sur le cactus, consommant l'un des fruits rouges du cactus de même que le soleil consomme les coeurs des guerriers. Alors nous avons découpé dans le sol des morceaux de terre recouverte d'herbe et les avons empilés pour former une colline sur laquelle nous avons érigé un petit temple en roseau, dédié à Huitzilopochtli.

"Ici", nous dit Huitzilopochtli, "C'est ici que nous nous rendrons maîtres de tous les peuples, de ce qu'ils possèdent, de leurs fils et de leurs filles. C'est ici qu'ils nous serviront et qu'ils paieront leur tribut; c'est en ce lieu que sera construite la célèbre ville qui est destiné à devenir la reine et la souveraine de toutes les autres, où nous recevrons un jour tous les rois et princes qui seront obligés de venir pour rendre hommage à la ville la plus puissante."

Ainsi nous étions à nouveau dans un endroit entouré d'eau, de même que notre ancienne patrie Atzlan.

A l'instar de ce que nous étions habitués à faire, nous partageâmes la ville en quatre parties, selon le nombre sacré. La ville avait quatre quartiers, et chaque quartier était partagé en sous-districts qui s'appelaient calpulli. Chaque calpulli appartenait à un clan et avait son propre temple pour le dieu de la famille. La campagne appartenait à tout le clan et était seulement prêtée à chaque famille.

Ici il y avait des oiseaux et des poissons en abondance. Pourtant, comme le territoire était limité, nous avons planté des jardins sur l'eau. Nous avons tressé des cloisons en roseau et étendu entre ces cloisons des plantes aquatiques et de la boue jusqu'à ce qu'elles émergent de l'eau. Ensuite nous avons pu planter sur cette assise des haricots et du maïs.

Au bout de quelques années il y eut une dispute et une partie de la tribu déménagea et fonda Tlatelolco sur une île voisine.

C'est ainsi que nous avons vécu entre les roseaux et les joncs sur notre île et nous n'avions ni bois ni pierre. Depuis notre départ d'Atzlan deux cents ans s'étaient écoulés.

Nous ne nous soumîmes à personne, car notre ville se trouvait aux confins de trois régions, celles des Tépanèques, des Acolhua et des gens de Culhuacan, qui étaient établis tout autour du lac. Nous allions sur leurs marchés et faisions du commerce avec eux. Nous leur apportions des poissons, des grenouilles et d'autres animaux aquatiques et ils nous donnaient du bois et des pierres pour nos maisons et nos temples.

A la mort de notre chef et prêtre suprême Tenoch nous avons demandé au souverain de Culhuacan de nous donner un maître, car les Mexicains étaient méprisés et insignifiants et nous pensions que le fait d'avoir le fils d'un grand prince comme seigneur augmenterait notre prestige. Nous le priâmes de nous donner pour Prince Acamapichtli qui était le fils d'un Mexicain et d'une Princesse culhua. Mais il était également en parenté avec les Acolhua. Or Tlatelalca choisit pour maître l'un des fils du chef des Tapanèques, ce qui fit que nous eûmes des liens familiaux avec tous les états entourant le lac. Acamapichtli régnait paisiblement, il fit construire des maisons, des jardins aquatiques et des canaux.

De tous les peuples qui entouraient le lac, les Tepanèques étaient les plus puissants. Ils faisaient la guerre contre d'autres villes et quand ils les avaient vaincues, ils exigeaient un tribut de leur part. Quand leur puissance s'accrut, nous fûmes également obligés de leur payer un tribut et de faire la guerre à leurs côtés quand ils l'exigeaient.

Quand notre maître Acamapichtli mourut, nos dirigeants choisirent son fils Huitzilihuitl, plume de colibri, comme successeur et celui-ci épousa une petite-fille du souverain des Tepanèques. Ainsi notre situation s'améliora et les Tepanèques durent nous respecter. Huitzilihuitl fit la guerre avec les pays du sud où il y avait profusion de coton. C'est ainsi que les Mexicains obtinrent leurs premiers vêtements en coton, car jusqu'ici ils n'avaient connu que les grossières étoffes en fibre d'agave. Ensuite il conquit Cuauhtinchan, Chalco, Otumba, Tulancingo et d'autres villes. Il entra en guerre contre Texcoco.

Son fils Chimalpopoca fut choisi pour lui succéder. Il mit un terme à la guerre contre Texcoco et conquit la ville. Le souverain des Tepanèques donna la ville aux Mexicains et ils durent nous payer leur tribut. Mais nous devions toujours payer notre tribut aux Tepanèques.

Cependant lorsque le souverain des Tepanèques mourut, nous ne voulions plus être des sujets. Notre ville s'était agrandie et nous cessâmes de vivre dans des huttes et nous construisîmes des maisons en pierre. Nous ne voulions plus continuer à servir les Tepanèques. Certes les petites gens, les paysans avaient peur de la guerre. Car ils avaient appris à connaître la puissance des Tepanèques. Les dirigeants - c'étaient les parents du souverain, les prêtres et les chefs des guerriers - dirent alors: "si nous ne gagnons pas cette guerre, alors nous nous livrerons à vous, vous pourrez alors vous venger de nous et nous laisser dépérir dans des prisons crasseuses." A cela le peuple répondit: "Et nous promettons de vous servir et de travailler pour vous, de construire vos maisons et de vous reconnaître comme nos vrais seigneurs, si vous deviez gagner cette guerre." C'est ainsi que nous avons conclu une alliance avec ceux de Texcoco avec lesquels nous avions fait la guerre avant et nous nous sommes battus contre les Tepanèques. Nous avions assiégé leur ville pendant cent quatorze jours. Ensuite nous l'avons conquise. Son souverain Maxtla fut sacrifié et son coeur extrait de sa poitrine. Ensuite il fut enterré, comme il sied à un chef.

Dès lors les Mexicains s'étaient octroyé un territoire important. Ce territoire fut alors partagé. Et selon l'accord entre les dirigeants et le peuple, les souverains et les dirigeants reçurent la plus grande partie du territoire, mais les associations des clans en reçurent très peu, suffisamment pour pouvoir maintenir leurs temples. Mais certains disaient qu'il n'y avait jamais eu d'accord entre le peuple et les dirigeants et que seuls les dirigeants l'avaient conçu. Le peuple dit que c'était injuste et qu'auparavant tout le territoire avait appartenu à toute la tribu, et que tous avaient eu le même droit. Mais pouvaient-ils se défendre? Les guerriers avaient gagné la guerre et agrandi l'empire. Et qui devait détenir le pouvoir dans le pays? Les paysans qui tirent un peu de maïs de la terre? Ou les guerriers qui agrandissent l'empire et rendre d'autres peuples redevables du tribut, et qui veillent à ce qu'ils y ait toujours des prisonniers à sacrifier lors des fêtes afin que les dieux ne se mettent pas en colère contre nous et ne détruisent pas le monde ?

Lorsque nous étions encore en chemin et que nous étions pauvres et méprisés, là nous étions tous égaux, c'est vrai. Chacun était à la fois guerrier et paysan. Mais comment pouvait-on mener des guerres et conquérir des villes, si tout le monde parlait en même temps et si chacun voulait être conseiller? Et les prêtres, les juges, les fonctionnaires doivent-ils peut-être eux aussi gratter le sol? Comment pourraient-ils alors effectuer leur service? Non, c'est bien comme ça: chaque jeune homme fait son service militaire. Quand le garçon a dix ans, on lui coupe les cheveux et il ne lui reste plus qu'une touffe de cheveux sur la nuque. Celui qui fait un prisonnier pour la première fois, même si c'est grâce à l'aide de quelques camarades, a le droit de couper cette touffe de cheveux. Il est alors un Lyac. Mais ce n'est que lorsqu'on a réussi à prendre seul quatre guerriers ennemis que l'on devient un Tequia. Et un Tequia n'a-t-il pas le choix de sa fonction et des honneurs? Un Tequia reçoit une partie des impôts que le souverain prélève, il a le droit de porter des plumes et des bracelets en cuir, il peut devenir chevalier du jaguar ou chevalier de l'aigle. Un Tequia peut être choisi par l'empereur pour des fonctions relativement élevées. Mais celui qui ne parvient pas à devenir un Tequia au bout d'une ou deux campagnes guerrières doit aller travailler dans les champs. Il doit payer des impôts et est appelé pour les travaux publics, il doit nettoyer les rues ou réparer les digues. Il doit travailler dans les champs des hauts fonctionnaires. Il n'a le droit de porter ni vêtement de coton ni parure. N'est-ce pas juste?

Cependant celui qui se distingue comme guerrier et comme fonctionnaire se voit offrir des vêtements, des parures et du terrain. Les autres sont obligés de travailler pour lui et de remplir ses greniers de maïs.

Nous sommes devenus un grand peuple riche. Sur le marché on trouve du maïs, des légumes, des volailles, les femmes préparent sur des petits feux des plats variés qu'on peut leur acheter, des marchands offrent des étoffes, des chaussures, des boissons, des peaux de bêtes, de la vaisselle, des cordes, des pipes et toutes sortes d'outils. Les pêcheurs apportent à la ville des poissons, des escargots et des crabes du lac. Nos marchands apportent des contrées les plus lointaines du jade vert et des émeraudes, des carapaces de tortues et des peaux de jaguars, de l'ambre et des plumes de perroquets. Les villes que nous avons conquises nous paient chaque année un tribut de 52.000 tonnes de vivres, les colonnes des livreurs sont infinies. Ceux qui sont redevables du tribut doivent livrer 123.000 vêtements de coton, 33.000 ballots de plumes. La province Yoaltepec nous envoie chaque année quarante cerceaux d'or de l'épaisseur d'un doigt, Tlachquiauco doit livrer quarante calebasses pleines de poudre d'or. De Xilotepec viennent chaque année 16.000 robes pour femmes, 16.000 robes pour hommes, deux costumes de guerriers avec boucliers et couvre-chefs et quatre aigles vivants. De Tochpan vient le poivre, de Tochpetec viennent le caoutchouc et le cacao. Les provinces nous livrent le maïs, les céréales, le cacao, le miel, le sel, le poivre, le tabac, les meubles et la vaisselle. Elles doivent faire venir l'or des côtes du Sud, la turquoise et le jade de la côte Est. Huaxtepec livre le papier, Cihuautlàn les coquillages.

N'avons-nous pas rassemblé beaucoup de villes isolées en un grand empire? Nos tailleurs de pierres qui font des parures à partir des pierres précieuses ne viennent-ils pas de Xochimilco? Et les tresseurs de plumes qui font les merveilleux chapeaux, ne sont-ils pas d'Amantlan? Ne les avons-nous pas vaincus et n'avons-nous pas fait disparaître leurs maisons dans les flammes? Mais c'est du lointain Sud que viennent les orfèvreries.

Notre empereur Moctezuma est entouré de 3000 serviteurs dans son palais, sans parler de ses aigles, de ses serpents et jaguars, qui mangent 500 dindons par jour. Pendant le mois Uey Tecuihuitl, quand les pauvres ont mangé toutes leurs réserves, l'empereur ouvre ses greniers et fait distribuer au peuple de quoi boire et manger. 700.000 personnes vivent dans la ville de Mexico- Tenochtitlan, nous avons fortifié les îles, construit des digues dans l'eau, des ponts au dessus des canaux, des temples et des Palais, un aqueduc, qui apporte de l'eau potable de Chapultepec à la capitale. Quand l'empereur fait construire un temple, les villes lui livrent les pierres et le calcaire. L'empereur a la charge de nourrir les milliers de travailleurs qui érigent le temple pour les dieux. Nos empereurs ont fait ériger des jardins et des bains et rassemblé ici des animaux et des plantes de tout l'empire. Quand l'empereur fait une fête, il invite les souverains des villes ennemies et il leur offre des parures et de riches vêtements. Qui est aussi riche, aussi puissant que nous, les Mexicains? Lorsque notre empereur Ahuitzotl a écrasé le soulèvement des Huaxtèques, les festivités qui s'ensuivirent durèrent quatre semaines. Rien que les sacrifices des prisonniers durèrent quatre jours! Aucun peuple n'est plus grand, aucun peuple n'est plus fort que le nôtre!

Mais:

Comme ils disent, nous n'habitons pas ici, de même nous ne sommes pas venus pour rester ici.

Oh, je dois quitter les belles fleurs. Je dois descendre pour chercher l'au-delà.

Oh, mon coeur a été fatigué l'espace d'un instant: les belles chansons

ne nous sont que prêtées.

Les dieux ont besoin d'offrandes. Nous devons nourrir les dieux de nos offrandes, afin qu'ils n'anéantissent pas le monde. Je danse. Les tambours battent, les flûtes laissent entendre leur complainte, je danse. De plus en plus vite, je danse , de plus en plus frénétiquement. Je serai bientôt près de Huitzilopochtli. Non, je suis moi-même Huitzilopochtli, est-ce que je ne porte pas son habit, ne suis-je pas habillé comme lui? Voici le prêtre avec le couteau en pierre noire. C'est à mon tour.

Les bouchons

Traduit par Christian Lassalle

Là où se trouvent beaucoup de gens, il se passe toujours des choses que personne n'avait prévues ou envisagées. Il peut même arriver des choses que personne n'a voulues. Et pourtant, ce sont les hommes eux-mêmes qui provoquent ces choses. Cela peut paraître incroyable?

Prenez par exemple les bouchons sur les autoroutes. Quelqu'un a-t-il souhaité ces bouchons? Qui aime attendre sur une route surchauffée et attendre couvert de sueur dans la poussière? Personne, bien sûr! Chacun n'a qu'un envie: s'en aller le plus vite possible. Et c'est précisément pour cette raison qu'ils sont tous là dans ces bouchons. Régulièrement et toujours et encore.

Devant notre porte

Traduit par Geraldine Rouland

Il y avait une ville dans laquelle les embouteillages étaient terribles. Pour une raison ou pour une autre, la ville possédait peu de feux tricolores. Une cause de bouchons incessants était la suivante : lorsque des conducteurs, arrivant à un carrefour, voyaient s’arrêter la file d'automobiles devant eux, ils essayaient quand même de s'engager dans le carrefour, afin que le trafic transversal ne les gêne pas lorsque leur file se remettrait à avancer. De cette manière, bien sûr, ils bloquaient la circulation venant de leur gauche et de leur droite.
Une simulation informatique permettrait d'expliquer facilement la suite des événements en un rien de temps. Cependant, essayons d'exposer la situation ici. Les axes nord-sud s'appellent des rues, et les axes est-ouest des avenues. Imaginons maintenant que Mme Kumar, roulant vers le nord dans la 5e Rue, arrive au croisement avec l'Avenue D. Voyant la file d'automobiles ralentir devant elle, elle s'engage quand même dans le carrefour et doit s'y arrêter. Elle bloque ainsi la circulation de l'Avenue D, dans les sens est-ouest et ouest-est. Par ailleurs, il se trouve que Mme Miller, roulant vers l'ouest dans l'Avenue D, s'engage dans le croisement avec la 4e Rue, et y bloque la circulation. De même, Mme Szymanski, roulant vers l'est dans l'Avenue D, s'engage dans le croisement avec la 6e Rue, et y bloque la circulation. Par la suite, le croisement de la 6e Rue et de l'Avenue C et celui de la 6e Rue et de l'Avenue E se trouvent bloqués à leur tour, ainsi que celui de la 4e Rue et de l'Avenue C et celui de la 4e Rue et de l'Avenue E, et ainsi de suite. L'embouteillage s’étend alors à toute la ville.
« C'est la guerre sur nos routes ! » soupirait Mme Kumar tous les soirs, en revenant du travail en voiture. Un jour, l'expression « La paix commence devant notre porte » lui revint à l'esprit. Elle se résolut alors à ne plus s'engager dans un carrefour embouteillé. Cependant, quand elle s’arrêtait avant un carrefour encombré afin de laisser passer les automobiles de la rue transversale, les conducteurs derrière elle la klaxonnaient et la menaçaient même du poing. Évidemment, puisqu'elle ne s'engageait pas dans le carrefour lorsqu'elle le pouvait, la circulation transversale pouvait mettre assez longtemps à la laisser passer. Par conséquent, il y avait pire que la colère d'autres conducteurs à son égard : lorsqu'elle ne profitait pas de toutes les possibilités de faire avancer son automobile, elle arrivait chez elle environ une demi-heure plus tard. Cela l'attristait parce que sa famille attendait qu'elle prépare le dîner, elle devait aider ses enfants à faire leurs devoirs, et il y avait tant d'autres corvées à la maison. Vraiment, elle ne pouvait pas se permettre de perdre cette demi-heure : elle estimait que ses obligations familiales imposaient qu'elle rentre à la maison aussi rapidement que possible. Ainsi, au bout de quelques jours, elle baissa tout simplement les bras et recommença à conduire comme tout le monde.
Mais Mme Kumar ignorait que, deux semaines plus tôt, Mme Miller avait eu exactement la même idée. Elle aussi avait commencé à s’arrêter avant les carrefours afin de laisser passer les automobiles venant de sa droite et de sa gauche. On l'avait aussi menacée du poing, et elle aussi perdait une demi-heure qu'elle estimait devoir consacrer à sa famille. C'est ainsi que Mme Miller avait baissé les bras, exactement comme Mme Kumar. Par ailleurs, quatre semaines plus tôt, Mme Szymanski avait vécu exactement la même expérience, et elle aussi avait baissé les bras.
Un samedi après-midi, Mme Kumar emmena ses enfants au terrain de jeux du parc. Assise sur un banc, elle les regardait jouer aux barres de singe et sur la balançoire à bascule. Par hasard, Mme Miller et Mme Szymanski vinrent s'asseoir sur le même banc, et les trois dames commencèrent à parler du temps, de leurs enfants, du coût de la vie, et de la circulation routière intenable dans la ville.
« C'est la guerre sur nos routes ! soupira Mme Kumar.
– C'est une ville de fous ! dit Mme Miller.
– Les gens sont tellement égoïstes ! » s'exclama Mme Szymanski.
À ce moment-là, sur un banc voisin, Mme Fukuda se pencha pour leur dire :
« Pardonnez mon intrusion, mais je pense que la paix doit commencer devant notre porte. J'ai décidé de ne plus engager, à l'avenir, mon véhicule dans un carrefour encombré. Il faut tout simplement que quelqu'un commence à se montrer raisonnable. »
Les trois autres dames se mirent alors, toutes en même temps et avec agitation, à lui raconter leur expérience.
« C'est sans espoir ! soupira Mme Kumar.
– C'est une catastrophe ! cria Mme Miller.
– Il n'y a aucune solution ! s'exclama Mme Szymanski.
– Mais qu'en est-il de notre devoir envers nos semblables ? demanda Mme Fukuda. Nous ne pouvons pas rester si égoïstes !
– D'accord. Mais qu'en est-il aussi de notre devoir envers notre famille ? demanda Mme Kumar. Je conduis aussi vite que possible, non pas par égoïsme, mais parce que je veux être avec ma famille ! Je sais bien que je devrais ralentir un peu afin de permettre à d'autres de rentrer chez eux plus tôt. Mais, et ma famille alors ? Cela serait injuste pour elle.
– C'est dramatique, dit Mme Miller. Si nous conduisons de manière raisonnable, nous perdons une demi-heure tous les jours. Mais si tout le monde conduisait de manière raisonnable, tout le monde rentrerait à la maison une demi-heure plus tôt tous les jours !
– Oui, c'est un drame ! dit Mme Szymanski. Ça ne sert à rien d’être altruiste et raisonnable. Cela rend même notre famille triste et fâche les conducteurs derrière nous. Il y a un problème avec « La paix commence devant notre porte » !
– Je pense, dit Mme Fukuda, que nous devrions lancer une campagne ! Voyez-vous, vous avez toutes eu la même idée, mais pas au même moment. C'est la raison pour laquelle vous avez échoué. Mais si, toutes les quatre, nous commençons à conduire de manière raisonnable demain…
– Alors, nous serons seulement quatre parmi des millions de personnes ! interrompit Mme Kumar.
– Eh bien, parlons-en à nos maris. S'ils tombent d'accord avec nous, nous serons déjà huit. Et si nous en parlons à nos voisins…
– Nous devons écrire aux journaux ! dit Mme Miller.
– Et distribuer des prospectus ! dit Mme Szymanski.
– Et préparer des autocollants pour voiture : « Je m’arrête avant un croisement pour VOUS permettre de rentrer chez vous plus tôt ! »
– Non, ils devraient plutôt indiquer : « pour que nous rentrions tous chez nous plus tôt ! »
– Et nous devrions participer à des émissions télévisées ! »
Les quatre dames échangèrent alors leurs numéros de téléphone et démarrèrent leur campagne. Leurs enfants, et même leurs maris, les aidèrent à ébaucher des prospectus, dessiner des schémas, et écrire aux journaux. De plus, le fils aîné de Mme Kumar conçut même un programme de simulation montrant comment un embouteillage s’étendait à toute la ville. Elles envoyèrent également des e-mails à tous leurs amis et connaissances. Elles constatèrent rapidement que de nombreuses personnes avaient eu des idées similaires au sujet de la guerre sur les routes, mais à des instants et des endroits différents, et toutes avaient aussi baissé les bras. Par la suite, les gens commencèrent à se reconnaître sur la route, grâce à leurs autocollants. Voyant l'autocollant sur tant de voitures, ils ne craignirent plus de se faire crier dessus lorsqu'ils s’arrêtaient à un carrefour pour laisser passer d'autres véhicules. Puis, dans un quartier de la ville, les gens constatèrent qu'ils rentraient désormais chez eux vraiment plus rapidement, même si tout le monde conduisait plus lentement. Lorsque la nouvelle se répandit, l’état d'esprit général de la ville changea vite. Dorénavant, les gens klaxonnaient et menaçaient du poing ceux qui bloquaient un carrefour. Les gens plus raisonnables, quant à eux, leur distribuaient plutôt un prospectus.
« Après tout, dit Mme Kumar, la paix commence devant notre porte, mais elle requiert aussi de la coordination ! »

Pendant ce temps, dans la ville voisine, se tenaient des élections municipales. L'un des candidats promit de résoudre le problème des embouteillages, et il fut élu. Le nouveau maire doubla les impôts, engagea de nombreux policiers, et fit installer des caméras à tous les carrefours. De plus, toute personne bloquant un carrefour devait soit payer une amende s’élevant à un mois de salaire, soit aller en prison. Cela aussi résolut le problème des embouteillages. Et rapidement en plus !

Les deux prisonniers

Traduit par Christian Lassalle

Un jour que Monsieur Balaban et quelques-uns de ses amis s'étaient réunis, l'un d'entre eux déclara: "Nous sommes tous de pauvres bougres. Nous devrions fonder une association d'entraide."

"Arrêtez avec ces associations", dit un autre. "Si chacun fait en sorte que pour lui personnellement tout va bien, alors tout ira bien pour les autres."

Un long moment les amis se disputèrent pour savoir si ce que venait de dire ce dernier était vrai ou pas. Puis ils demandèrent à Monsieur Balaban son avis.

"C'est parfois vrai, à mon avis. Quand deux hommes de force égale vont ramasser des noix, il est préférable dans ce cas que chacun ramasse pour lui-même. En effet, si chacun ramassait pour l'autre, les deux pourraient alors se dire: "Ah ! A quoi bon souffrir ? Même si je ne fais aucun effort, j'aurai les noix que mon collègue aura ramassées. Et ainsi donc, ils en viendraient à moins se fatiguer que si chacun ramassait uniquement pour soi. En conséquence, ils auraient à eux deux moins de noix. Bien souvent, les destinées des hommes sont si étroitement mêlées que chacun, en privilégiant son propre intérêt, augmente les risques pour tous."

 "Comment est-ce possible?" lui demandèrent ses amis.

Monsieur Balaban leur proposa alors l'énigme suivante:

"A Samarkand, on arrêta un jour deux brigands, qui avaient volé une oie. Timur Lenk les fit incarcérer dans deux cellules différentes de telle sorte qu'ils ne puissent pas s'entendre entre eux. Il alla ensuite voir le premier et lui dit: "Ecoute ben. Vous avez volé une oie. Et pour cela vous aurez chacun 20 coups de bâton. Ce n'est pas agréable, mais on s'en remet. Par contre, ce dont je suis sûr c'est que vous avez volé non seulement cette oie, mais aussi que vous dérobé dans mon palais deux timbales en or. Et pour cela je pourrais vous faire exécuter. Mais j'y vois un inconvénient : ainsi, je ne récupérerais jamais mes timbales en or. Je pourrais aussi vous arracher les aveux par la torture, mais j'ai pensé à une autre solution. Ecoute bien : si tu avoues le vol des timbales et me dis où vous les avez cachés, dans ce cas je fais exécuter ton complice et te remets en liberté. A ton comparse, je vais naturellement faire la même proposition. Et si il  avoue et toi pas, c'est lui que je remets en liberté et c'est toi qui seras exécuté. Il se pourrait bien sûr que vous fassiez tous les deux des aveux. Dans ce cas, je ne pourrais pas vous remettre en tous les deux. Mais je serais bon et ne vous ferais que couper la main droite.

"Et si aucun de nous deux n'avoue?", demanda le prisonnier, qui, de fait, avait dérobé les timbales avec son complice.

"Alors", dit Timur, "on en resterait aux 20 coups de bâton pour le vol de l'oie"

"A votre avis", demanda Monsieur Balaban à ses amis, "que devrait faire le prisonnier?"

"Et ils ne peuvent pas se mettre d'accord tous les deux?"

"Non", répondit Monsieur Balaban, "Timur a pris ses précautions pour qu'ils ne puissent en aucun cas communiquer."

"Il devrait se taire et se fier au silence de son compère", dit l'un d'entre eux.

"Comment être sûr de l'autre", dit un autre. A tous les coups, son complice passera aux aveux."

"Pourquoi donc?"

"Parce qu'il vaut mieux en tous les cas pour le complice d'avouer. Ecoute, appelons les deux Ahmed et Bulent. Si Ahmed avoue, Bulent a intérêt à avouer lui aussi, sinon il sera exécuté. Si Ahmed n'avoue pas, Bulent a intérêt à avouer, il sera ainsi libéré. Par conséquent Ahmed sait que Bulent va avouer... Par conséquent, il avouera lui aussi, sinon il sera exécuté. Si il advenait que Bulent n'avoue pas, cela n'en serait que mieux pour Bulent, car dans ce cas il sera remis en liberté."

"Oui, mais en fin de compte, chacun des deux se fera couper la main. Alors qu'ils auraient pu s'en tirer avec vingt coups de bâton."

Ils débattirent ainsi pendant des heures, sans pouvoir arriver à une autre conclusion.

"C'est précisément cela que j'ai voulu dire", dit Monsieur Balaban. "En cherchant chacun leur propre intérêt, ils augmentent les risques communs."

"Mais alors ! Qu'auraient-ils dû donc faire, à ton avis ?"

"Ils auraient dû en parler ensemble et se promettre réciproquement de se taire", dit Monsieur Balaban.

"Mais tu nous as pourtant dit qu'ils ne pouvaient pas communiquer!"

"Ils auraient dû soudoyer un gardien, pour qu'il transporte des lettres ou des messages. A mon avis, ils auraient dû attacher un bout de papier à la queue d'une souris ou envoyer un perroquet dressé de cellule en cellule. Ils auraient dû tout faire pour communiquer et s'entendre. En effet, si les hommes ne réussissent pas à s'entendre, on restera toujours au même point, à savoir que chacun cherchera son avantage personnel et fera courir les plus grands risques à la collectivité."

La Justice

Traduit par Rosine Chappon

Maintenant mes amis, il faut que je vous raconte quelque chose, j'espère que vous allez me croire. Et si vous ne me croyez pas, tant pis pour vous. Écoutez donc :
Il y a longtemps, longtemps, vivait sur un petit continent ,ici sur notre terre ( depuis ce continent est complètement sous l'eau, c'est pourquoi vous ne le trouverez sur aucune carte et à l'époque où il existait encore, les cartes n'avaient pas encore été inventées, c'est pourquoi vous ne le trouverez pas non plus sur les anciennes cartes. ), donc, sur ce petit continent ( qui aurait été le 7ème, si à l'époque quelqu'un avait déjà compté les continents, mais personne ne le faisait, parce que pas un seul continent n'avait été découvert, si bien que tout le monde pensait que son continent était le seul continent et à quoi bon compter quelque chose d'unique ? ) en tout cas, ce que je voulais dire, c'était ceci : Sur ce petit continent qui n'était pas le septième et pas non plus le premier mais simplement LE continent, vivait un peuple disons tout à fait singulier : les gens y étaient, il faut bien le dire, un peu fous. Fous d'une façon tout à fait particulière. Non qu'ils aient été bêtes. En aucun cas. Par exemple, ils avaient inventé la roue bien avant qu 'elle ne soit inventée sur n'importe quel autre continent. Et juste après la roue, ils avaient inventé le feu, les pyramides, les téléphones portables et la télé. Non, comme je l'ai dit, ils étaient fous d'une toute autre façon. Comment vous expliquer ? Eh bien supposons par exemple qu'ils aient la visite d'une tante. La tante appelait avec son portable et disait : allô ! je viens vous rendre visite pendant les fêtes, seulement quelques jours, vous n'êtes pas contents de revoir votre vieille tante ?
Et alors, la famille qui en fait voulait aller à la mer pendant ses jours de congé, défaisait ses bagages, remettait le vélo au garage et attendait la tante. Supposons que les congés soient terminés depuis longtemps déjà, que la tante soit déjà en visite depuis maintenant six semaines et qu'elle ne semble pas vouloir bientôt partir : toute la famille devait boire du thé au petit déjeuner parce que la tante était fermement convaincue que le café était mauvais pour la santé, papa avait dû renoncer à fumer parce que la tante ne supportait pas la fumée et les enfants ne devaient pas faire de bruit entre 13h et 16h parce qu'elle faisait sa petite sieste l'après-midi.. Ces personnes n'auraient jamais mis à la porte une tante pareille, ils n'auraient même pas pris un bâton de rouge à lèvres pour faire des petites taches sur le visage de la petite sœur et dit qu'elle avait la scarlatine pour que la tante parte ; Non, ces gens faisaient tranquillement leurs bagages, sortaient leur vélo du garage, donnaient les clés à la tante et vivaient désormais dans une tente sur la plage où ils pouvaient boire du café, fumer des cigarettes et faire du bruit jusqu'à plus soif entre une heure et quatre heures.

Ou bien supposons que dans une école une nouvelle directrice soit nommée et qu'une maîtresse s'énerve et dise : " pourquoi ne m'avez vous pas nommée directrice, je suis bien meilleure que vous ! " Ils ne lui auraient jamais dit : " Eh bien ! Elle a plus d'expérience que toi et en outre pendant les vacances elle a toujours suivi des stages pendant que toi tu te mettais du vernis sur les ongles des pieds. Non au lieu de cela ils écrivaient à l'inspection académique : " cette femme nous donne des maux de tête avec ses jérémiades, s'il vous plaît, nommez-la directrice pour qu'elle ne nous tape plus sur les nerfs ! " Et la plupart du temps même la collègue qui avait été nommée directrice signait la lettre.

Ou alors quand un garçon ne savait pas faire ses devoirs et n'obtenait que de mauvaises notes, ses professeurs ne le laissaient pas redoubler. A la place ils disaient : " ah ! il a un si gentil sourire et en plus ses amis en seraient malades, s'il n'était plus à leurs côtés, alors qu'est-ce que ça peut faire si son orthographe est mauvaise et s'il ne connaît pas les continents qui de toute façon ne sont même pas encore découverts.

Je pourrais encore vous dire beaucoup de choses pour vous montrer combien ces gens étaient fous.

Si à un carrefour deux vélos se heurtaient alors les gens ne s'arrêtaient pas pour s'écrier : j'ai vu comment il a descendu la rue et comme il roulait beaucoup trop vite. S'il vous plaît monsieur, si vous allez devant le tribunal, vous pouvez me citer comme témoin, voici mon nom et mon adresse ! Au lieu de cela ils se contentaient d'apostropher les cyclistes : peu importe qui est coupable, ôtez seulement vos fichus vélos de la chaussée pour que nous puissions rouler avec les nôtres, dieu sait pourquoi nous vous avons inventés !

Chacun comprendra que cette attitude stupide ne menait les gens à rien. Ils devaient toujours se contenter d'être au second rang. Au cinéma, ils avaient toujours les moins bonnes places. Au rayon boucherie du supermarché ce n'était jamais leur tour, ils ne devenaient jamais directeurs d'école mais vivaient dans une tente sur la plage et ruinaient leur santé avec du café, des cigarettes et des jeux bruyants.

C'est alors qu'un jour un magicien vint visiter le continent. Son nom était le Grand Belloni et lorsqu'il atterrit sur la place du marché avec son tapis volant, il dit : " je vous salue habitants de ce continent, je suis le Grand Belloni, j'ai découvert ce continent et je l'appellerai Bellonia du nom de son inventeur. "

Les gens étaient un peu étonnés, car ils avaient toujours pensé avoir découvert le continent mais le magicien leur expliqua qu'on ne peut pas découvrir quelque chose qu'on a toujours connu. Et les gens pensèrent : bon, ça aurait pu être aussi Gulbrannsonia ou Herschkowitzia, Bellonia ce n'est pas si mal.

Le magicien observa le continent qu'il avait découvert et remarqua bientôt ce qui se passait avec ses habitants. Vous êtes intelligents, leur dit ils, " en vous se cache quelque chose, je l'ai vu tout de suite. En fait, il vous manque seulement deux choses. " Quand les gens voulurent savoir quelles étaient ces deux choses, il dit : Oui, la première, c'est la voiture. " Et il leur montra comment ils pouvaient fixer une sorte de caisse en bois sur des roues pour pouvoir l'utiliser à transporter des choses d'un endroit à un autre. Les gens firent des essais pendant un certain avec une puis sept roues, mais bientôt ils conclurent que le nombre de roues idéal était de deux, trois ou quatre. De là ce ne fut pas difficile de poursuivre jusqu'à l'automobile, la machine à vapeur, le train et quelqu'un découvrit qu'on pouvait atteler un âne devant une voiture, ce qui faisait beaucoup moins de bruit que toutes les autres méthodes pour déplacer la voiture.

" Et la deuxième ? " demandèrent-ils au magicien.

" Eh bien , la deuxième chose, qui est chez vous un obstacle au progrès, c'est que vous n'avez aucun sens de la justice. "

" Qu'est-ce que c'est ? " Est-ce un objet comme la caisse en bois ? "

" Non, dit le magicien, ce n'est pas une chose, c'est un principe. "

" Ah ah ! dirent les gens en acquiesçant de la tête, comme s'ils avaient compris mais en réalité ils n'avaient pas la moindre idée de ce qu'était un principe. "

" Ca veut dire à peu près que l'on donne à chacun exactement ce qui lui est dû, pas plus et pas moins. "

" Mais c'est ce que nous faisons ! "

" Non, vous donnez aux gens seulement ce qu'ils veulent pour qu'ils arrêtent de se plaindre ; Et quand ils ne se plaignent pas, ils n'ont rien du tout.

Eh bien, peut-être qu'ils n'en veulent pas assez pour se plaindre. En tout cas qui sait mieux ce qui est dû à quelqu'un que lui-même ?

Le magicien essaya de l'expliquer mais un moment après il renonça, épuisé.

" Faites attention " dit-il, " vous voulez la justice ou pas ? Il ne me faut qu'un signe de baguette magique, ensuite vous saurez ce que je veux dire et je n'aurai pas besoin de comprimés d'aspirine.
" Bon, dirent-ils, si ça peut servir au progrès… "

Donc le magicien agita sa baguette puis il monta sur son tapis volant et s'envola à toute vitesse à la découverte d'autres continents qu'il pouvait compter et nommer. Il avait déjà pensé à des noms fantastiques comme Bellonia II et Bellonia III et il voulait trouver les continents correspondants aussi vite que possible.

Aussitôt que le magicien eut brandi sa baguette, les Belloniens - c'est ainsi qu'ils se désignaient maintenant - comprirent ce qu'il avait voulu dire, secouèrent la tête, se tapèrent le front de la main et dirent : " Comment avons nous pu être aussi bêtes ? "

Ils replièrent aussitôt leur tentes et rentrèrent chez eux pour récupérer leurs maisons. Mais Tatie y avait séjourné déjà si longtemps qu'elle y habitait maintenant pratiquement et elle dit : " qu'est-ce qui vous prend ? Vous m'avez laissée ici de votre plein gré et vous m'avez cédé la maison ; je me refuse catégoriquement à la quitter ! Et des querelles interminables commencèrent autour de sujets comme " le contrat oral ", le " droit coutumier " etc.

Ensuite les Belloniens durent bien sûr avoir un tribunal. Mais ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur la personne qui aurait le droit de parler de droit et ils décidèrent donc de se rencontrer tous les matins à dix heures pour discuter des cas.

Le premier cas était celui de deux frères, dont le père était mort et ne leur avait laissé qu'un âne. Chacun disait qu'il avait besoin de l'âne pour porter ses affaires et tirer la charrette. Le cas fut facile à résoudre, d'après les Belloniens. Ils décidèrent que l'âne devait être coupé en deux parties exactement égales et que chaque frère devait en recevoir une moitié. Les frères protestèrent et dirent qu'une moitié d'âne ne serait bonne à rien car un demi-âne ne pouvait même pas tirer une moitié de charrette, mais on leur dit que le partage avait été tout à fait égal et qu'ils n'avaient aucune raison de se plaindre.

Les frères maugréèrent et disparurent ; ils laissèrent les deux moitiés inutiles de l'âne.

Le cas suivant était déjà plus difficile à résoudre. Il s'agissait d'un homme qui s'était soûlé et avait commencé une rixe. Au cours de celle-ci, il avait privé un autre homme d'un œil. Jusque là ce n'était pas un problème. Les Belloniens décidèrent que la victime devait enlever aussi un œil au malfaiteur, et ensuite chacun devrait acheter un œil de verre à l'autre. " En effet, dirent - ils, c'est cela la justice : " œil pour œil, dent pour dent ! "

Mais le lendemain l'homme fut de nouveau conduit devant le tribunal, parce qu'il s'était encore soûlé et battu, ce qui avait coûté un œil à un autre homme.

" Et alors, où est le problème ? " dirent certains. " Nous avons traité hier un cas similaire. Nous pouvons rendre le même jugement. Œil pour œil ! "

" Mais il n'a plus qu'un œil ! " dirent d'autres. " Si nous prenons son œil, il sera aveugle, mais son adversaire n'a besoin que d'un œil de verre et il pourra mener une vie presque normale. Prendre à quelqu'un son unique œil, ce n'est pas la même chose que de prendre un œil à quelqu'un qui en a deux. "

" Mais nous devons bien lui prendre quelque chose " dirent d'autres, sinon il continuera éternellement à priver d'autres personnes de leurs yeux ! "

" Coupons-lui une main ! " proposa quelqu'un, mais d'autres le contredirent et dirent qu'une main ce n'était pas la même chose qu'un œil. " Nous devons exercer la justice " dirent - ils et ne pas seulement lui faire mal d'une façon ou d'une autre. Il doit exactement éprouver la même souffrance que celle qu'il a infligée à autrui.
" Bien ", dit quelqu'un d'autre. " Il a pris la moitié de ses yeux à l'autre. Dons prenons-lui aussi la moitié de ses yeux ! "

" Mais ça ne va pas, on ne peut quand même pas lui retirer la moitié d'un œil ! Et même si c'était possible, il serait tout aussi aveugle. "

Ils se mirent à débattre et ne trouvèrent pas d'issue.

Et ensuite, on pouvait s'y attendre, le cas d'une des tantes fut porté devant le tribunal.

Cela faisait maintenant de très nombreuses années que la tante vivait dans la maison de son neveu. Et comme elle s'était sentie seule, elle avait invité un autre neveu et sa femme à venir habiter auprès d'elle. " Tous nos enfants sont nés ici, dit le deuxième neveu, et c'est moi qui ai repeint la maison et tapissé toutes les pièces ! "

" Oui, mais qui a fait installer la salle de bains ? " répliqua le premier neveu.

" Papiers peints, salle de bains ! dirent les juges, ce qui importe c'est de savoir qui a construit la maison . "

" Euh… c'est une très vieille maison…commença à dire le premier neveu, mais je suis né dedans, donc elle devrait me revenir de droit ! "

" Mais tu y as renoncé ! "

" Non, je n'y ai pas renoncé j'en ai été chassé par des grognements incessants.

" Tu aurais pu mettre la tante dehors ! "

" Est-ce qu'on a déjà vu ça, mettre une tante à la porte ? "

" Mais tu ne lui as jamais dit que tu avais l'intention de revenir ! "

" Nous avons vécu dans une tente. Cela montre clairement que nous avions l'intention de revenir dans la maison de notre père ! "

Alors la tante leva la main : " Si je me souviens bien, cher neveu, c'était MON père qui a vécu dans cette maison. Mais un jour sa tante était venue lui rendre visite, une tante qui était aussi une tante de TON père, et elle n'en partit plus jamais, donc MON père dut pour avoir la paix déménager et vivre dans une tente sur la plage. Il s'est ruiné la santé avec le café et les cigarettes, le pauvre. Juridiquement donc, je pense que la maison devrait m'appartenir ! "

Alors on étudia les vieux documents et les vieux albums de famille et il y eut des tas de disputes au sujet des tantes, des oncles, grand-tantes, cousines germaines et issues germaines et même les parrains et beaux-frères y furent mêlés.

Le procès dura des semaines interminables et avec le temps les gens commencèrent à avoir faim. Car à cause des procès, personne n'avait le temps de travailler utilement et peu à peu les vivres vinrent à manquer.

Et ensuite les deux moitiés de l'âne qui étaient encore sur la place du rassemblement commencèrent à sentir. Personne ne se sentait obligé de les enlever car tous s'étaient mis d'accord sur le fait que c'étaient les propriétaires qui en étaient responsables. Mais les deux frères avaient volé un bateau et étaient partis en mer dans l'espoir de trouver le magicien et de lui donner ce qui lui était dû. Les moitiés d'âne pourries sentaient affreusement et des millions de mouches s'y étaient posées et peu de temps après tous les Belloniens tombèrent malades et moururent.

Quand le magicien revint pour voir ce qui était advenu du continent qu'il avait découvert, il trouva une terre pleine de mouches et rien d'autre ou presque. Il haussa les épaules, brandit sa baguette magique et le continent sombra pour que personne ne puisse apprendre l'échec du magicien. Il avait espéré que les mouches couleraient avec le continent mais il avait négligé le fait que les mouches savent voler. Les mouches étaient en train de mourir de faim et avant que le magicien ait pu s'envoler, elles s'élevèrent toutes en un immense nuage et l'engloutirent. Le tapis sans pilote vola encore une fois, deux fois autour du globe terrestre, puis il tomba sur un autre continent. Là un marchand ambulant le trouva et c'est à lui que je l'ai acheté sur le marché aux puces. Et si vous ne voulez pas croire à mon histoire… je peux vous montrer le tapis!

L’Argent

Traduit par Geraldine Rouland

« Alors c'est quoi, cet argent, au juste ? demanda le vieux Kitunda en tournant le petit morceau de papier entre ses doigts.

– Ça a une très grande valeur aux yeux des étrangers, lui répondit son fils. L'agent délégué dit que si tu en possèdes vraiment beaucoup, alors on te considère comme un homme riche.

– C'est stupide, dit le vieux Kitunda. Si tu as beaucoup de bétail, beaucoup de champs de maïs et d'ignames, une belle maison et de nombreux enfants, alors tu es riche ! Mais un tas de papiers, ça sert à quoi ? Est-ce qu'on peut le manger, s'habiller avec, ou dormir dessus ?

– Eh bien, le délégué dit que tu peux le transformer en tout ce que tu veux : une maison, une vache, ou encore de beaux vêtements comme ceux des étrangers.

– C'est magique, alors ?

– Non, tu peux seulement échanger ces bouts de papier contre ce que tu veux. Si tu vois une belle maison, tu donnes simplement quelques papiers à son propriétaire afin qu'il te la donne en échange. S'il refuse, tu lui donnes plus de papiers. Et si tu lui donnes assez de papiers, il finira par te donner sa maison. Du moins, c'est ce que le délégué m'a expliqué.

– Alors, ça doit être de la magie très puissante. Elle rend sûrement le propriétaire de la maison complètement fou !

– Non, c'est pas ça. Le propriétaire de la maison peut échanger l'argent contre quelque chose d'autre : contre une voiture par exemple, comme celle des étrangers, ou contre beaucoup de nourriture, ou encore contre une autre maison. Il te laissera donc sa maison pour de l'argent, parce qu'avec l'argent, il peut aller vivre ailleurs et s'y acheter une maison. C'est impossible de transporter une maison autrement !

– Mais s'il est assez bête pour donner sa maison en échange de bouts de papier, comment sait-il qu'il trouvera une autre personne, aussi bête que lui, qui échangera des objets de valeur contre des bouts de papier ?

– Père, je sais vraiment pas. Mais le délégué dit que tout le monde sait que l'argent a de la valeur. C'est pour ça que tout le monde est prêt à échanger des choses contre de l'argent. »

Le vieux Kitunda secoua la tête.

« C'est ce délégué qui t'a donné cet argent ?

– Oui. Il m'a dit de retourner au village, et de demander à tous les jeunes hommes de venir travailler à la plantation de coton. C'est pour ça qu'il m'a donné l'argent. Et il a dit qu'il m'en donnerait plus pour chaque homme qui vient travailler.

– Alors, il veut que les hommes travaillent pour lui, dans sa plantation, et il leur donnera de l'argent en échange ?

– Eh bien, c'est pas sa plantation, mais celle de son patron. C'est son patron qui nous donnera l'argent.

– Ils veulent donc que tu ailles cueillir du coton pour des bouts de papier sans valeur. Mais alors, qui va s'occuper de tes vaches, cultiver tes champs et récolter le maïs et les ignames ?

– Le délégué dit qu'avec l'argent que son patron va nous donner, nous pourrons acheter plus de maïs et d'ignames que nous en récolterions dans nos champs.

– Et si jamais il mentait ? Comment savoir combien ce bout de papier vaut vraiment ?

– Je sais pas, Père. »

Le vieil homme réfléchit un moment.

« Si tu fais du commerce avec quelqu'un, tu dois connaître la valeur de ce que tu donnes, et la valeur de ce que tu reçois. Tu sais, les gens de la forêt, ils cultivent pas le maïs et l'igname. À la place, ils nous rapportent, de la forêt, de la viande séchée et du miel sauvage, et nous leur donnons du maïs et des ignames. Et tu sais ce que ce vieil Ekianga dit quand il pense que je ne lui donne pas assez de maïs en échange de sa viande ? Il dit : « Mais voyons, la chasse de cette antilope m'a pris un certain temps. Si tu me donnes aussi peu de maïs, chasser pour toi n'en vaut pas la peine. Je ferais mieux d’acquérir mon propre champ ! » Mais s'il me demande trop de maïs, je lui dis alors : « Mais voyons, défricher un champ, arroser le maïs, le récolter et le faire sécher, c'est beaucoup de travail ! Si tu me donnes aussi peu de viande pour mon maïs, je ferais mieux d'aller moi-même chasser dans le bois. »

– Je sais combien vous marchandez tous les deux chaque fois, dit en souriant le fils de Kitunda. Et je comprends ton raisonnement.

– Et il est correct. Si nous voyons les gens de la forêt grossir trop, nous savons que nous leur donnons trop de maïs pour leur viande. Et s'ils nous voient grossir trop, ils savent qu'ils nous donnent trop de viande pour notre maïs. Donc, tu vois, ça finit par s’équilibrer et nous échangeons un jour de chasse contre un jour de culture. Mais cet argent, je sais pas comment on le fabrique, et je connais pas l'homme qui le fabrique. Comment veux-tu que je sache ou même devine combien de bouts de papier on fabrique en un jour ?

– J'ai posé la question au délégué. Il a dit que des machines fabriquent les billets dans la grande ville, et elles en fabriquent des milliers en une heure.

– S'ils peuvent en fabriquer autant en si peu de temps, alors ces bouts de papier valent vraiment rien ! Même pas un grain de maïs ! Mon fils, écoute-moi : va pas travailler à la plantation. Va cultiver tes champs à toi. Ainsi, ta famille et toi aurez plein de nourriture, et tout le monde comprendra que tu es riche et te respectera.

– Je vais y réfléchir, Père », répondit le fils de Kitunda.

Le fils de Kitunda alla voir ensuite un voisin, afin de lui montrer l'argent que le délégué lui avait donné.

« Les étrangers appellent ça de l'argent. Peux-tu y jeter un coup d’œil ? Que peux-tu me donner en échange ?

– En échange de ça ? demanda le voisin en riant. Rien ! Quand j'ai besoin de ça, je vais cueillir les feuilles d'un buisson. Et tu sais pour quoi faire… »

Le fils de Kitunda alla alors voir un autre voisin.

« Ma femme n'a plus de sel. Pourrais-tu m'en donner en échange de cet argent ?

– Écoute, mon ami, répondit l'autre voisin, au nom de notre amitié, je vais te donner du sel. Tu me le rendras quand tu pourras, ou tu me donneras des racines de manioc en échange. Mais peux-tu bien me dire ce que je ferais de ces bouts de papier ?

– Eh bien, les étrangers te les échangeraient contre ce que tu veux, du sucre par exemple, ou un beau tissu de coton.

– Oui, j'en ai entendu parler. Mais j'y crois pas. Tu vois, si j'ai une chèvre, je sais que je peux toujours l’échanger contre quelque chose d'autre, parce que tout le monde a besoin par moments de boire du lait ou de manger de la viande. Mais qui me garantit que je trouverai quelqu'un qui a besoin de bouts de papier sans valeur ? »

Le fils de Kitunda alla ensuite partout dans le village. Mais personne n'accepta d'échanger quelque chose contre son argent, et personne ne voulut partir travailler à la plantation avec lui. Lui non plus n'y alla donc pas. Il suivit plutôt la trace de son père et de son grand-père, et cultiva ses propres champs. Sa famille était en bonne santé et bien nourrie, et tout le village le respectait.

Dans le port maritime de la ville, les navires étrangers déchargeaient leur cargaison de produits destinés à être vendus aux habitants de la région. Une fois chargés de coton, de cuivre, et de diamants, les bateaux repartaient approvisionner le pays des étrangers. Dans la ville, le gouverneur se réunit avec ses conseillers.

« Nous avons des problèmes, déclara-t-il. Le commerce avec la métropole pourrait beaucoup mieux faire. Ce pays est parfait pour la culture du coton, et il regorge de cuivre et de diamants. Mais nous ne parvenons pas à embaucher assez d’ouvriers pour aller creuser dans les mines, ou travailler dans les champs de coton.

– Quelle en est la raison? demanda le président de la Chambre de commerce. Ce pays a de nombreux habitants. Que font-ils donc de leurs journées ?

– Ils cultivent du maïs et des bananes sur leurs propres terres. Ils élèvent quelques vaches et quelques chèvres pour produire leur viande et leur lait. Apparemment, cela les satisfait pleinement ! répondit le directeur de l'Agriculture.

– C'est une bande de fainéants, ajouta le commandant de l’Armée coloniale. Nous devrions juste les faire travailler de force dans les plantations.

– Non, travailler pour un salaire ne les intéresse tout simplement pas, dit le directeur de l'Agriculture.

– Pourquoi cela, à votre avis ? demanda le président de la Chambre de commerce.

– Parce qu'ils n'ont pas la moindre notion d'argent. Ils pensent qu'il s'agit seulement de morceaux de papier sans valeur.

– Dans le fond, ils ont raison. Ce sont vraiment des morceaux de papier sans valeur, dit en riant le président de la Chambre de commerce. Je me demande parfois pourquoi cela fonctionne. Je parie que les gens d'ici évaluent encore leur richesse en nombre de vaches et de chèvres.

– C'est exact, dit le directeur de l'Agriculture.

– En un sens, je tombe d'accord avec eux. Avec des vaches, on s'y retrouve facilement. On peut toujours trouver quelqu'un qui veut manger de la viande ou boire du lait. Au pire, on peut toujours la manger soi-même si on ne réussit pas à l’échanger. Avec de l'or, c'est pareil. On peut toujours s'en servir de bijou ou faire réparer ses dents avec. Mais, bien évidemment, nous ne pouvons pas payer ces gens avec des vaches. Vous savez, un de mes professeurs d’université disait que n'importe quoi peut servir d'argent, à condition que les gens croient que c'est une monnaie.

– Alors, comment nous y prendre pour leur faire croire cela ? demanda le gouverneur.

– Les jeunes hommes, pensa tout haut le président de la Chambre de commerce, refusent de venir travailler pour de l'argent parce que les fermiers refusent de leur échanger de la nourriture contre de l'argent. Les fermiers, à leur tour, refusent l'argent parce que les artisans refusent de leur fournir des pots ou des houes, en échange. Et ainsi de suite.

– Dans ce cas, nous devrions faire adopter une loi qui les force à accepter de l'argent lorsque quelqu'un veut leur acheter quelque chose, dit le commandant de l’Armée coloniale.

– Cela n'est pas aussi simple, objecta le directeur de l'Agriculture. Ils cacheraient simplement leurs produits, et prétendraient ne rien avoir à vendre. C'est ce qui s'est passé dans d'autres pays. Nous ne serions pas capables de surveiller tout le monde, tout le temps. Non, d'une manière ou d'une autre, nous devons les convaincre qu'ils ont besoin d'argent, et que le commerce ne peut se développer sans argent.

– Les convaincre ne sera pas aussi difficile, s'exprima le directeur des Finances, resté silencieux jusqu'ici.

– Comment cela ? demanda le gouverneur.

– À défaut de les forcer à accepter de l'argent, nous pouvons les forcer à nous verser de l'argent. Nous allons exiger que tout le monde paie des impôts. C'est facile de vérifier si quelqu'un a payé ses impôts. De plus, l’impôt devra être payé en papier monnaie. Tout le monde devra donc se procurer cet argent, d'une manière ou d'une autre. Ainsi, les gens accepteront de travailler pour de l'argent, et d’échanger des produits contre de l'argent. Nous aurons les ouvriers dont nous avons besoin, et nous pourrons leur vendre nos produits.

– C'est une excellente idée ! » s’écria le gouverneur.

Le président de la Chambre de commerce et le directeur de l'Agriculture applaudirent.

« Et s'ils ne paient pas, ils iront en prison ! » ajouta le commandant de l’Armée coloniale. Cette fois, c'est lui qui reçut les applaudissements.

Dans le village du vieux Kitunda, les jeunes hommes étaient sur le point de partir pour la plantation.

« Eh bien, soupira le vieux Kitunda, maintenant, ils ont ce qu'ils voulaient.

– Père, ne t’inquiète pas, dit le fils de Kitunda. Je gagnerai l'argent nécessaire pour payer tes impôts, ceux de Mère et ceux de ma femme. Comme ça, la famille sera à l'abri.

– Oui. Mais les champs vont se gaspiller, parce que tes bras forts seront pas là. On sera jamais plus capable de se débrouiller tout seul. On est à la merci de l'argent des étrangers et du travail qu'ils nous laisseront faire. »

Le vieux Kitunda étreignit son fils.

« J’espère être toujours en vie pour t’accueillir à ton retour de la plantation. Mais d'un autre côté, j'ai peut-être pas envie de vivre plus longtemps. Tu sais, à leur arrivée, certains d'entre nous voulaient se battre contre eux. Aujourd'hui, ils nous ont vraiment vaincus. Rien sera jamais plus comme avant. »

Alors, les jeunes hommes s'en allèrent.


Histoire d'un bon roi

Traduit par Rosine Chappon

Il était une fois un bon roi qui dirigeait sagement son pays. Il utilisait les impôts que ses sujets lui versaient pour faire construire des écoles et des universités afin que les jeunes puissent apprendre toutes les professions et étudier toutes les sciences, et ainsi être mieux utiles à la société.Il faisait aussi construire des hôpitaux et former des médecins pour que ses sujets ne puissent pas souffrir outre mesure de maladies . Il faisait construire des routes et des chemins de fer pour que les marchandises produites dans une partie du pays puissent être rapidement livrées dans toutes les autres régions qui en avaient besoin. Il exhortait ses juges à rendre équitablement la justice, et il ne permettait pas à ses employés d’accepter les pots-de-vin.

Le roi voulait aussi que ses sujets puissent vivre en paix. Il ordonnait à ses professeurs d‘ apprendre aux enfants la tolérance à l’école et de ne pas mépriser d’autres personnes selon la couleur de leur peau, leur religion ou leur culture. Les enfants devaient apprendre aussi à ne pas se bagarrer quand ils avaient une divergence d’opinion mais au contraire à s’exprimer et à régler amicalement leur conflit. Tous les ans avait lieu dans la capitale un grand festival de la paix, avec de la musique, des danses pour les jeunes du monde entier qui y étaient invités.

Le roi était un gentil jeune homme, calme, modeste et doux. Il n’aurait vraiment pas fait de mal à une mouche. Il ne portait pas de vêtements extravagants, il ne mangeait pas de mets exotiques  onéreux, il ne buvait pas de vins coûteux. Il ne dépensait pas l’argent des contribuables en palais somptueux, en chevaux racés ou en voitures rapides. Il aimait sa jeune femme et le soir il s’asseyait près de ses deux enfants dans leur chambre et leur lisait des histoires avant qu’ils s‘endorment. Mais ce qu’il préférait par dessus tout, c’était être dans son bureau, entouré de ses livres et des rapports en provenance de toutes les contrées du royaume, et élaborer des projets tout en pensant à la manière d’améliorer encore la vie de ses sujets.

Le roi n’était pas cultivé, mais c‘était un penseur éclairé, et quand il examinait les rapports qu’il recevait de toutes les contrées, il était obligé d’en arriver à la conclusion qu’il était probablement le meilleur roi que le pays pouvait souhaiter. Il en arriva aussi à la conclusion que  personne dans ce pays n’avait de raison de souhaiter un autre roi, sauf s’il avait de mauvaises intentions,  et que quiconque voudrait devenir roi à sa place, ne pouvait avoir comme intention qu’utiliser la puissance royale à des fins personnelles.

Il dit au chef de sa police : „Si quiconque venait à désirer être roi à ma place, alors cela ne peut être que pour faire un mauvais usage du pouvoir suprême. Peut-être pour acheter des chevaux nobles ou faire construire des palais prestigieux ou encore dépenser l’argent des contribuables pour acheter des habits excentriques ou des bijoux ou encore des voitures de course. Ayez donc l’oeil sur de telles personnes et empêchez qu’elles ne nuisent à notre royaume.“

Le chef de la police était un vieil ami du roi. Tous les deux avaient fréquenté les mêmes écoles et avaient étudié dans les mêmes universités. Lui aussi était un gentil jeune homme avec beaucoup de qualités. Il ne haïssait ni ne méprisait personne parce qu’il ou elle s’habillait différemment, parlait une autre langue ou croyait à une autre religion. Mais la plus grande de ses qualités était d’être entièrement fidèle et dévoué à son roi.

Il dit à ses policiers:“ Nous avons un roi très intelligent et prévoyant qui nous gouverne intelligemment. Il s’occupe de nos écoles et de nos universités, se soucie de nos hôpitaux, organise la construction de routes et de chemins de fer, fait en sorte que le courrier soit distribué rapidement, ouvre des piscines et des terrains de jeux et veille sur nos tribunaux. Tout cela est très important pour notre pays. Mais le plus important pour le bien-être de notre pays et le bonheur de ses sujets, est que notre roi reste roi. Gardez donc les yeux ouverts sur les gens qui souhaitent un autre roi ou peut-être qui veulent eux-mêmes devenir rois. De telles personnes sont les ennemis du peuple et doivent aussitôt être mis hors d’état de nuire.

Les policiers étaient eux aussi des gens gentils qui avaient de nombreuses qualités. Ils aimaient leur famille et ne haïssaient personne. Mais leur qualité suprême était de vouer une obéissance totale à leurs supérieurs. C’est pourquoi ils se mirent à surveiller  les éventuels ennemis du roi et par là même du peuple. Quand ils entendaient parler de quelqu’un qui disait : „le nouvel hôpital est vraiment une bonne chose mais il devrait quand même posséder une clinique pédiatrique“, ou quand on leur signalait quelqu’un qui pensait : „ Pourquoi dans nos écoles et nos universités n’apprend-on que l’histoire de notre royaume et si peu l’histoire des autres pays ?“ alors ils le soupçonnaient de vouloir déchoir le roi et ils l’arrêtaient.

Au bout d’un certain temps, quelques personnes commençèrent à se plaindre sérieusement et dirent que la police ne devrait quand même pas arrêter des gens pour la simple raison qu’ils avaient une opinion différente sur les écoles ou les hôpitaux. Evidemment on se conduisit encore plus sévèrement envers ces personnes. Elles furent enfermées  dans les plus profonds cachots et les délibérés ne furent pas rendus publics. Les gens ordinaires ne devaient pas apprendre que tant de personnes critiquaient la police. Et si quelqu’un essayait de se défendre contre une arrestation, alors il ne restait plus à la police qu’à employer la force même si cela ne leur semblait pas juste.

Les amis et la famille des disparus ne cessaient de poser des questions, et donc le roi promulgua une loi d’après laquelle il était interdit de critiquer les actions de la police. Il n’était pas permis aux journaux d’écrire sur les arrestations ou sur les gens qui avaient disparu. Parmi la population, les opinions divergeaient. Certains pensaient que la police avait raison de veiller étroitement sur la sécurité du roi, car finalement c’était un bon roi qui dirigeait sagement son pays. Mais d’autres disaient que ce n’était pas juste d’arrêter des gens et de les jeter dans les plus profonds cachots sans même leur offrir un jugement public. Ils se plaignirent aussi que le roi dépensait désormais plus d’argent pour la police que pour les écoles, les hôpitaux et les routes. C’est alors que quelques personnes commencèrent sérieusement à penser que le roi devait être remplacé.

Lorsque quelques-unes de ces personnes furent arrêtées, le chef de la police pensa qu’ils étaient trop dangereux pour être laissés en vie, même dans les plus profonds cachots. Sa fidélité au roi exigeait de faire exécuter ces meneurs, bien qu’il répugnât à faire couler le sang. Il ne le fit d’ailleurs pas lui-même, mais il confia cette tâche à ses plus fidèles policiers. Ces policiers qui étaient habitués à obéir aux ordres, ne mirent pas sa décision en question. Ils firent simplement leur devoir.

Il est aisé de deviner ce qui se passa ensuite. Le chef de la police craignait que les gens qui s’opposaient au roi, ne se rassemblent dans les pays voisins, qu’ils forment une armée et qu’ils reviennent pour conquérir le pays et renverser le roi. Donc encore plus d’impôts furent consacrés à renforcer l’armée, à acheter des armes et à employer des agents secrets pour espionner les pays voisins.Et bien sûr, dans les pays voisins on commença à avoir peur et à se préparer à se défendre.Et un jour, il ne resta plus au gentil petit roi qu’à déclarer la guerre à ses voisins, et il ne resta plus au chef de la police qu’à mener son armée au combat, il ne resta plus aux jeunes hommes à qui on avait enseigné la tolérance et le respect envers autrui qu‘ à prendre les armes, à se mettre en marche par delà les frontières et à tirer sur les jeunes hommes d’en face avant que ces derniers ne tirent sur eux.

 

Rapport auprès du Conseil de l'Union des systèmes solaires

Traduit par Rosine Chappon

Sur la base de nos observations durant environ 10.000 rotations de la planète Yer, nous devons immédiatement vous déconseiller d'admettre cette planète et ses habitants au sein de l'Union des Systèmes Solaires.

Il y a sur Yer une espèce d'habitants qui se considère comme très intelligente et qui pendant le dernier million de rotations s'est considérablement multipliée et répandue sur la planète : ceux que l'on appelle les Nin, les Hommes ou encore les Orang. Cette espèce qui à l'origine descend des  arboricoles, se considère certes comme intelligente, cependant les six milliards de Nin présents actuellement ne sont pas en mesure d'harmoniser la moindre de leurs actions  de façon rationnelle. Souvent les uns détruisent ce que les autres ont créé. De plus ils se dérobent mutuellement nourriture et vêtements. Ils fabriquent certes des objets qui sont censés leur simplifier et embellir la vie mais tout en fabriquant ces objets ils détruisent et polluent l'atmosphère, l'eau et la terre de leur planète et  se rendent ainsi la vie de nouveau beaucoup plus difficile. L'un des pires fléaux dont ils souffrent est une coutume - ou devons nous l'appeler maladie ? - qu'ils nomment wojna, war, krieg ou guerra. Lorsqu'une wojna éclate, de grands groupes de Nin se jettent les uns sur les autres et s'exterminent. Ils détruisent les lieux d'habitation et les vivres des "ennemis", ils se torturent de la manière la plus horrible qui soit. Notre équipe de chercheurs a essayé de savoir pourquoi. En fait les Nin eux-mêmes ne sont pas entièrement d'accord sur cette question.

Un très grand nombre d'entre eux, c'est étrange, refusent cette coutume cruelle et la considèrent comme le plus grand malheur qui puisse frapper l'espèce Nin. D'autres par ailleurs adorent la wojna, en parlent ou regardent des dessins animés sur ce thème. Les Nin qui refusent la wojna ont des avis divergents sur les raisons qui poussent à en arriver là. Certains pensent simplement qu'il s'agit d'une explosion de folie chez un groupe assez important de Nin. D'autres considèrent que les Nin portent en eux deux âmes différentes une bonne, qui aime les autres et une mauvaise qui les hait. D'autres encore, sont d'avis que la wojna n'est certes pas belle mais qu'elle est de temps à autre hélas nécessaire. Souvent il arrive que deux groupes de Nin commencent une guerre entre eux et que chaque groupe dise : "Nous ne voulons pas cette guerre, mais ce sont les autres qui nous y obligent malheureusement."

Notre équipe de chercheurs tend à penser que le problème fondamental des Nin est qu'ils ne sont pas capables de coordonner les actions de grands groupes. Ils ne semblent pas  encore avoir compris qu'ils ne sont pas des individus mais qu'ils sont reliés entre eux et à tous les autres habitants de la planète. Pour faire comprendre aux Nin ce que cela veut dire, on pourrait prendre l'exemple de deux habitants de Yer qui sont nommés boufs par la plupart des Nin. Si l'on attelle deux de ces boufs devant un moyen de locomotion, que sur Yer quelques-uns  appellent charrette  et que l'un des boufs tire vers le nord mais l'autre vers l'ouest, alors les deux iront vers le nord-ouest, bien qu'aucun des deux ne veuille y aller. Les Nin n'ont pas encore compris qu'ils sont  liés aux autres six milliards de Nin  de même que les deux boufs d'une charrette. Or leurs actions sont beaucoup plus compliquées que la traction d'une charrette et prendre en compte le résultat des actions de six milliards d'individus est naturellement plus difficile que de calculer le trajet de deux boufs. Jusqu'à présent il semble que l'intelligence des Nin n'y suffisait pas.

Suit maintenant le rapport de notre équipe de chercheurs sur la naissance des wojnas sur la planète Yer.

Il y a des milliers et des milliers de rotations de la planète, lorsque les Nin vivaient encore de cueillette et de chasse dans les forêts, ils ne connaissaient pas encore la wojna. Les Nin vivaient alors en petits groupes  et parcouraient les forêts. Un de ces groupes se composait de seulement soixante à quatre-vingt Nin, soit peut-être dix à quinze familles. Chaque groupe avait un terrain de chasse déterminé qu'il traversait dans le courant d'une année à la recherche de baies et  de fruits, de champignons et de racines, d'escargots et de grenouilles, et naturellement de gibier qu'ils pouvaient  chasser. Dans un territoire, disons dans une vallée ne vivaient que très peu de ces groupes, peut-être trois ou quatre tout au plus. La forêt ne peut nourrir une plus grande population. Ces Nin ne connaissaient ni rois, ni chefs, ni tribunaux, ni police, ni prisons et n'avaient pas non plus de lois. A quoi bon ? Quand l'un faisait quelque chose qui ne convenait pas à l'autre, ils pouvaient s'asseoir le soir au coin du feu et en parler. Quand ils voulaient chasser des gazelles,  ils suivaient leur meilleur chasseur. Mais quand arrivait l'époque où on pouvait trouver le miel produit par les abeilles sauvages,  ils suivaient la femme qui s'y connaissait le mieux en abeilles. Et quand il y avait des disputes, ils suivaient les hommes et les femmes les plus âgés parce que  c'étaient eux qui avaient le plus d'expérience. Les Nin étaient tous solidaires et partageaient tout car autrement ils n'auraient pas pu survivre.

Quand un groupe devenait trop grand, il devait se diviser et l'un des demi-groupes devait chercher d'autres terrains de chasse. Alors il pouvait arriver qu'il fasse intrusion dans le territoire d'un autre groupe. Et dans ces circonstances, une bataille pouvait néanmoins s'engager. Mais une telle bataille était vite terminée. Ce n'était peut-être qu'une grande bagarre. Et dès qu'un groupe prenait la fuite, la bataille était terminée.

Mais de telles batailles étaient une exception et ne se produisaient que quand un groupe devait quitter les lieux. Cela n'arrivait pas souvent car chez presque tous les peuples, les femmes connaissaient des plantes qui les empêchaient d'avoir des enfants. Ainsi les femmes pouvaient éviter que le groupe ne s'accroisse trop et doive éventuellement se diviser. Sinon il n'y avait  aucun motif de lutte. Ainsi un groupe de Nin ne souhaitait pas agrandir trop son territoire de chasse. Il n'aurait pas pu exploiter à fond un territoire plus grand. Cela n'avait aucun sens non plus d'attaquer le groupe voisin et de le dépouiller. Car là il n'y avait rien à piller. Les Nin n'avaient alors que très peu de réserves. Ils vivaient au jour le jour pour assurer leur subsistance, ils ne ramassaient et ne chassaient que ce qu'ils pouvaient manger dans l'immédiat.

Il y a environ 6000 rotations le climat changea dans certains territoires occupés par les Nin. Les différences entre saison sèche et saison humide s'accrurent et certaines plantes ne poussèrent plus. Les animaux qui vivaient de ces plantes disparurent aussi. Mais certaines plantes qui possédaient des graines dures prospéraient particulièrement sous ce climat et les Nin découvrirent comment ils pouvaient entretenir et soigner ces plantes et virent que dans un petit espace on pouvait ainsi obtenir beaucoup plus de nourriture que quand on errait à travers champs pour prendre ce qu'on trouvait. Ces Nin ne pouvaient plus se déplacer. Ils installèrent les premiers villages et devinrent agriculteurs. Ils gardèrent cependant beaucoup de leurs coutumes de chasseurs. Ainsi, de même qu'autrefois ils avaient chassé ensemble, maintenant ils cultivaient ensemble leurs champs. La terre n'appartenait à personne - ou alors à tous. Lorsqu'il y avait des décisions communes à prendre, les habitants du village se réunissaient et en discutaient. Ils n'élisaient pas de chefs mais quand il fallait organiser quelque chose par exemple défricher une nouvelle parcelle de forêt ou construire un bâtiment communal, ou encore entreprendre une partie de chasse, alors ils priaient un homme ou une femme qui s'y connaissait  de prendre les commandes. Autrefois c'est ainsi qu'ils avaient fait. Les hommes allaient encore à la chasse au gibier devenu rare et une grande partie des travaux des champs étaient effectués par les femmes. Mais comme la part la plus importante de la nourriture venait des champs, la parole des femmes valait souvent plus que celle des hommes.

La vie de paysan avait des avantages et des inconvénients. On était devenu dépendant des récoltes de céréales. Lorsqu'ils étaient encore cueilleuses et chasseurs, ce n'était pas trop grave quand une espèce de plantes ne poussait pas une année. Il y en avait des centaines d'autres dans les forêts. Désormais quand venait la sécheresse, ils étaient contraints d'avoir faim. Leur nourriture était aussi devenue plus monotone, moins diversifiée, si bien qu'ils eurent bientôt de mauvaises dents et que leurs enfants ne grandissaient plus. De plus, le travail était dur et monotone, la vie n'était plus aussi mouvementée et excitante. Cependant, il n'était plus possible de revenir en arrière. Déjà parce que les chasseurs et cueilleuses avaient besoin de beaucoup plus d'espace que les agriculteurs.

La nouveauté c'était que désormais ils ne vivaient plus seulement pour assurer leur subsistance. Ils pouvaient produire plus que ce dont ils avaient besoin. Ils pouvaient faire des provisions. Ainsi ils avaient de quoi affronter les périodes difficiles, une marge de sécurité pour le jour où il y aurait une période de sécheresse ou une inondation. Et quand il y avait suffisamment de réserves, ils pouvaient en investir une partie dans l'avenir. C'est à dire que quand ils avaient entreposé assez de grain, ils pouvaient par exemple se permettre l'année suivante de cultiver quelques parcelles en moins. A la place une partie de la population pouvait creuser un canal d'irrigation, si bien que l'année qui suivait, la récolte était encore plus riche et les excédents encore plus importants. Alors, soit ils avaient une vie plus confortable, soit ils pouvaient de nouveau investir le surplus dans quelque chose d'autre. Si tout le monde n'était pas employé aux champs, l'un pouvait se spécialiser dans l'art de forger, un autre dans la poterie, et ainsi de suite, ce qui permettait de développer ces arts, et en contrepartie allégeait la tâche de tous dans les années futures. Ils pouvaient tout aussi bien permettre à quelques-uns de se spécialiser dans l'art de soigner, de prier, de composer des chants. Certes cela n'accroissait pas les bénéfices mais cela rendait la vie de tous plus agréable et plus riche. Ainsi petit à petit le progrès fit son entrée, on se mit à fabriquer des bijoux, à peindre des tableaux, à sculpter des statues, à composer des chants et des récits, les vêtements devinrent plus beaux et les danses plus élaborées. C'était une vie paisible.  

Dans d'autres contrées des chasseurs suivaient les troupeaux d'ongulés. En hiver les gazelles, les cerfs et les chèvres paissaient dans la plaine, en été sur les collines. Les chasseurs les suivaient dans leurs déplacements. Dans la plaine ils trouvaient des dattes, sur les versants des glands, des amandes et des pistaches, sur les hauteurs des pommes et des poires. Des graines sauvages poussaient sur différents sommets à des saisons différentes. Plus les hommes devenaient de bons chasseurs, plus ils étaient habiles à choisir les animaux qui s'offraient comme proie. Quand ils abattaient principalement de jeunes chevreuils et béliers et qu'ils épargnaient les femelles, les troupeaux pouvaient mieux se reproduire. Les chasseurs abattaient des ours, des loups et des renards pour qu'ils ne causent pas de dommages aux troupeaux. Ils les conduisaient dans des régions où ils pouvaient mieux se protéger. Les moutons et les chèvres étaient moins craintifs que les gazelles et les cerfs, s'habituaient plus facilement à la présence constante des hommes. Donc les chasseurs préféraient les suivre. Et de chasseurs ils devinrent bergers. La vie des peuples de bergers avait encore beaucoup de similitudes avec l'ancienne vie des chasseurs. Au cours du cycle d'une année, ils parcouraient les pâturages des troupeaux et naturellement ils chassaient aussi des animaux qui ne se laissaient pas domestiquer. Comme la chasse avait toujours été une affaire d'hommes, les hommes considéraient les troupeaux comme leur propriété et ainsi chez les bergers, la parole des Nin mâles  avait plus de valeur que celle des Nin femelles. 

Bergers et agriculteurs se rencontrèrent bientôt. Chacun possédait quelque chose dont l'autre avait besoin. Les bergers pouvaient obtenir des agriculteurs des céréales et du pain, des pots de terre et autres objets. Les agriculteurs recevaient en échange de la viande, du cuir, des fruits sauvages et des noix.

Mais un jour l'un des  chefs bergers qui était en plus chasseur découvrit qu'on pouvait aussi dérober aux paysans ce qu'on voulait sans leur donner quelque chose en échange. Les paysans qui n'étaient plus habitués à chasser n'étaient pas de bons guerriers. Les bergers étaient eux encore beaucoup plus proches de la vie de chasseur. Pour eux, les paysans étaient simplement un nouveau gibier. Et ainsi ils prirent l'habitude d'attaquer et de dépouiller régulièrement les paysans. Mais ne croyez pas qu'ils étaient soudain devenus de mauvais Nin. Ils conservaient simplement leur mode d'acquisition habituel et se contentaient de l'appliquer à un nouveau gibier : le paysan avec son bétail et ses réserves de blé. Ils restèrent amis et prêts à s'entraider comme auparavant. Ils partageaient leur butin, réglaient ensemble leurs affaires et étaient gentils avec leurs enfants respectifs. Ils étaient chasseurs, pas guerriers, et cependant  ce sont eux qui engendrèrent la wojna.

Pourquoi pouvaient-ils toujours et toujours assaillir et piller ? Parce que justement les paysans pouvaient produire plus de nourriture qu'ils n'en avaient besoin eux-même. Quand les chasseurs ne pillaient pas complètement les granges, quand ils n'emportaient pas tous les moutons et tous les porcs, quand ils n'incendiaient pas les champs,  les paysans pouvaient de toute façon subsister jusqu'à la prochaine récolte. Et alors il y avait de nouveau quelque chose à emporter pour les chasseurs. Avec le temps, les chasseurs conclurent même des contrats avec les paysans : si ces derniers leur donnaient volontairement du blé et de la viande, on appelait cela le "tribut", alors ils ne les attaqueraient plus mais au contraire ils les protégeraient même. Ainsi les chasseurs se transformèrent en souverains et guerriers et les  paysans devinrent leurs valets. C'est alors qu'il arriva quelque chose de singulier : alors que les souverains  guerriers ne travaillaient pas le moins du monde et qu'en plus ils gaspillaient une bonne partie de ce que les paysans fabriquaient, il restait  finalement un plus grand excédent à la communauté qu'aux paysans à l'époque où ils étaient libres. Les paysans recevaient maintenant une moins grande partie de leur production et ils produisaient plus qu'autrefois. Autrefois, alors qu'ils étaient libres de décider de la gestion de leur temps, ils n'avaient naturellement pas travaillé au maximum de leurs possibilités, mais ils ne s'étaient pas contentés du strict nécessaire. Quel Nin libre en possession de toute sa raison ferait cela ? Mais c'est justement à cela qu'ils étaient contraints par leurs maîtres : ils devaient faire le plus possible et se contenter du strict nécessaire.

Et comme cette communauté de guerriers et de paysans produisait de plus grands bénéfices que toute autre communauté, on put y installer plus de canaux d'irrigation, y forger plus d'outils, mettre au point plus d'inventions qu'ailleurs. On put y fabriquer plus d'armes, construire de meilleures fortifications. On put y édifier plus de temples et entretenir plus de prêtres qu'ailleurs. En un mot, une telle communauté était supérieure à toutes les autres. Elle pouvait s'accroître plus vite et pouvait assujettir d'autres communautés et leur imposer ce mode de vie.

Les anciennes générations de chasseurs n'avaient jamais souhaité agrandir leur terrain de chasse. Elles n'auraient pas pu l'exploiter. Les paysans n'avaient pas non plus souhaité étendre leurs terres. Ils n'auraient pas pu les travailler. Mais les nouveaux maîtres avaient souhaité soumettre toujours plus de villages. Car plus ils dominaient de villages plus ils pouvaient percevoir de tributs. Et plus ils percevaient de tributs, plus ils pouvaient les utiliser à des améliorations destinées à renforcer leur pouvoir. Bientôt il y eut en d'autres lieux des communautés de guerriers et de paysans qui les obligèrent à rester sur leurs gardes. Et c'est ainsi que la guerre devint une institution permanente et même une habitude.  

Résumons cette triste histoire :

Là où les Nin étaient libres, ils utilisaient le temps libre que leur laissait le travail à des choses qui embellissent la vie : faire de la musique, danser, raconter des histoires, fabriquer des bijoux, embellir leurs vêtements ou peindre leur corps.

Là où les Nin étaient dominés par les guerriers, ils étaient contraints à produire le plus possible de nourriture pour que d'autres en retour puissent exploiter des métaux et fabriquer des armes, construire des murs d'enceinte et des châteaux, que des choses qui n'apportent en fait que douleur et souffrance.

Mais la particularité des  pays de guerriers était aussi de posséder de plus beaux vêtements, des bijoux plus précieux, des statues plus imposantes, et aussi une musique plus belle. Comment est-ce possible ? Parce que toutes ces belles choses n'étaient que pour les maîtres. Ils amenaient dans leurs palais les meilleurs artistes, leur donnaient de bons repas, de belles maisons et de beaux vêtements, si bien que toute la journée ils ne faisaient que perfectionner leur art. Mais le simple citoyen Nin n'avait pas droit à l'art.

Chez les Nin libres, il y avait aussi dans chaque village des musiciens et des joailliers mais ils étaient en même temps agriculteurs et n'avaient pas autant de temps pour affiner leur art.

Un peuple de guerriers était donc la plupart du temps plus riche qu'un peuple de Nin libres. Mais seulement parce que la plupart des Nin de ce peuple vivaient dans la pauvreté et l'ignorance et que seulement le maître et ses guerriers disposaient de la richesse. C'est pourquoi les guerriers étaient plus forts que les Nin libres et pouvaient les  soumettre.

Ainsi Yer devint un monde de luttes, de pillage et d'oppression réciproque.

On n'appliqua pas le mode de vie qui promettait le plus grand plaisir à la plupart des Nin mais le mode de vie qui apportait les plus grands bénéfices et permettait le progrès le plus rapide.  Il faut encore rapidement expliquer où tout cela mena en prenant l'exemple d'un territoire appelé l'Empire Romain.

Les seigneurs de guerre en arrivèrent à devenir encore plus riches quand ils firent des ennemis vaincus leurs esclaves. Un esclave n'avait plus aucun de droit, il devait travailler comme une bête et il était souvent traité plus mal qu'une bête. Il est vrai qu'un esclave ne travaille que lorsqu'il y est contraint. Il est vrai aussi qu'un esclave qui n'est même pas traité comme un animal, ne vit pas très longtemps. Mais ça ne fait rien, il est toujours possible de mener de nouvelles guerres, et de capturer de nouveaux esclaves. A Rome, on en arriva bientôt au point que plus aucun homme libre ne voulait travailler. Le travail était l'affaire des esclaves. L'Empire Romain menait constamment des guerres, pour avoir de plus en plus d'esclaves qui étaient obligés d'effectuer tout le travail et de nourrir l'Empire. Les Romains libres étaient soit des soldats, soit des traîne-savates sans travail soit  encore des employés de l'empereur ou des propriétaires de terre ou d'esclaves. L'Empire Romain menait constamment des guerres et s'étendait de plus en plus. Il régnait sur le monde. Mais un jour il s'écroula. Il était devenu si grand que les soldats romains ne suffisaient plus pour défendre les frontières lointaines et en même temps surveiller les esclaves dans tout le pays. Arriva le moment où la guerre ne renforça plus le pays, mais l'affaiblit tant qu'il s'effondra.

D'autres empires le remplacèrent, d'autres formes de vie collective naquirent. Mais une chose ne changea pas : ce ne sont pas les formes de vie communautaire les plus agréables pour les êtres humains qui furent adoptées, mais celles qui rapportaient les plus grands excédents. Les empires ou les états qui avaient pour objectif le plus grand surplus pouvaient soumettre les autres et  leur imposer leur mode de vie. En cela rien n'a changé et c'est pourquoi la wojna n'a pas disparu de la vie des Nin jusqu'aujourd'hui. Jusqu'aujourd'hui, ils utilisent la plus grande partie de leurs bénéfices pour fabriquer de nouvelles armes, encore meilleures. Aujourd'hui, ils ont des armes avec lesquelles ils peuvent anéantir toute vie sur leur planète. C'est pourquoi ils sont devenus un danger pour toute la planète Yer.

C'est seulement quand les Nin comprendront que la wojna et l'oppression ne créent que des richesses apparentes qu'ils pourront trouver une nouvelle façon de vivre ensemble. Mais pour cela ils doivent comprendre que la vraie richesse ne consiste pas à posséder beaucoup de choses avec lesquelles on peut produire le plus possible et ainsi de suite. La vraie richesse pour les habitants de cette planète ne peut résider dans le fait que le plus grand nombre possible de Nin aient le plus possible de temps pour faire de la musique, pour danser, bavarder, jouer, écrire, peindre, conter, faire du sport, en un mot, embellir la vie. Sinon il peut arriver que la wojna détruise complètement leur planète, comme ce fut le cas jadis avec l'Empire romain.

En tout cas il est complètement exclu - d'après notre équipe de chercheurs -  d'admettre les Nin dans la communauté de l'Union des Systèmes Solaires, aussi longtemps qu'ils n'auront pas compris les principes élémentaires de la vie en société.

La bombe

Traduit par Christian Lassalle

Au café la discussion allait bon train à propos de la guerre atomique. C'est alors que Monsieur Balaban s'écria: "En cas de bombardement, il faut prendre un bain, s'envelopper dans un drap blanc et se mettre lentement en route pour le cimetière!"

"Et pourquoi lentement ?"

"Pour ne pas céder à la panique", dit Monsieur Balaban.

Préface

Traduit par Christian Lassalle

Depuis que j'écris des livres pour les enfants, j'ai toujours eu en moi cette volonté d'aborder le thème difficile "Guerre et Paix" dans une forme compréhensible pour les enfants. Il me semble qu'il ne suffit pas d'expliquer aux enfants que la guerre est terrible et que la paix est beaucoup plus belle. Même si c'est bien sûr un progrès par rapport à une littérature pour la jeunesse qui encense armée et faits de guerre même bien réels. Mais la plupart des jeunes sous nos latitudes savent que la guerre est quelque chose d'horrible et que la paix est bien plus belle. Mais la paix est-elle possible ? Ou la guerre n'est pas un mal inévitable qui revient régulièrement sur les hommes ? N'apprend-on pas dans les cours d'histoire ou aux informations du soir que la guerre est et a été toujours et partout dans le monde ? Culture de la paix, compréhension envers autrui, règlement pacifique des conflits : tout ça, c'est bel et bien beau. Mais qu'en est-il quand les autres ne veulent pas ?

Je ne peux m'imaginer comment nous pouvons bannir la guerre de la vie de l'humanité si nous n'en cherchons pas les causes profondes. Ce n'est que quand on connaît l'origine d'une maladie qu'on peut la combattre avec précision et efficacité.

C'est vrai que j'en ai souvent séché les cours à l'université, mais pour moi à la maison j'ai continué l'étude de l'histoire jusqu'à aujourd'hui, parce que, en tant qu'écrivain, j'accorde une extrême importance à essayer de comprendre les mécanismes de l'action et de la pensée des hommes. Mais je ne prétends naturellement pas avoir trouvé la pierre philosophale ni pouvoir expliquer complètement dans mes histoires quelles sont les origines des guerres. Et je ne peux pas non plus proposer de remède miracle pour éviter de futures guerres. Mais ces histoires veulent être plus que des "impulsions". Les écrivains veulent toujours donner des orientations de pensée, mais à un moment donné il faut tout de même bien se mettre à penser. Les histoires que j'ai réunies ici veulent donner une direction où aller plus loin, faire passer une volonté de chercher où et comment trouver les origines des guerres.

L'histoire "Le rêveur" est né lors d'un atelier d'une semaine dans la vallée d'Ötz que l'organisation culturelle 'Feuerwerk" avait organisé sur le thème "Libre comme le vent et les nuages". J'ai écrit là-bas avec des enfants un "livre du vent et des nuages".

"Le garçon bleu", je l'ai écrit pour une série enfantine de la ZDF alors que tout le monde était atteint d'une euphorie pacifique de courte durée. Lorsque l'histoire parut sous forme de livre, nous avions déjà derrière nous la guerre du golfe. Dans cette histoire il est question du dessèchement de l'âme engendré par la peur. La chute de l'histoire n'est pas que le garçon à la fin jette son fusil, mais pourquoi il le jette. "Tu pourrais jeter ton fusil" ne suffit pas. C'est d'abord l'espoir de changement qui doit être présent.

"Sur la planète des carottes" montre comment un certain système de vie communautaire peut développer une telle dynamique propre qu'il devient difficile de la modifier et que même les vrais pénalisés du système en deviennent les défenseurs.

Dans "Les gens de la planète Hortus" il s'agit plus simplement de parler des coûts financiers occasionnés par la guerre.

À l’arrivée des soldats présente un résumé que des enfants, même assez jeunes, peuvent déjà comprendre : la guerre tire son essence de la conquête et de l'exploitation, et non de divergences d'opinions ou d’intérêts, ni de différences raciales ou culturelles. Cette histoire explique que la conquête est inutile dans un système égalitaire, alors qu'une société hiérarchique ne peut survivre sans. Le Rapport auprès du Conseil des Systèmes solaires unis traite de ce sujet plus en détail.

"La guerre sur Mars" est une tentative pour démontrer que le fait que chacun poursuive son propre intérêt - à vrai dire anodin - puisse amener à des résultats que personne n'a voulus.

"L'esclave" montre comment il peut arriver que des hommes s'élaborent un système dont ils deviennent eux-mêmes les prisonniers.

"L'étrange guerre" montre une forme possible de résistance passive. Le choix de la forme de résistance dépend naturellement des buts des agresseurs. Si il s'agit pour les agresseurs d'exterminer l'autre peuple, cette résistance passive n'est pas possible. Cependant, la plupart des conflits sont menés pour soumettre des peuples, pas pour les exterminer.

Arobanai décrit la vie des BaMbuti (« Pygmées ») dans les forêts tropicales du Congo. Cet exemple du mode de vie des chasseurs et des cueilleurs est tiré des recherches de Colin Turnbull. Toutes les sociétés connues de chasseurs-cueilleurs sont égalitaires. Le pouvoir de leur chef, quand elles en possèdent un, est faible. Elles ne font pas la guerre, parce que la conquête de territoires est absurde : elles seraient incapables d'utiliser les terres qu'une guerre leur apporterait. En revanche, il est possible qu'elles se battent contre un groupe voisin pour obtenir une ressource telle qu'un arbre regorgeant de miel ou d'une friandise similaire.
Le fait qu'elles ne font pas la guerre ne signifie pas qu'elles ne sont pas violentes. En effet, l’éthologue Irenäus Eibl-Eibesfeldt a montré que le taux d'homicide du peuple Khoi (« les Bochimans ») du désert du Kalahari est très élevé, et ce, bien qu'ils ne fassent pas la guerre. Toutefois, cela ne fait qu'appuyer la théorie selon laquelle l'origine de la guerre se trouve dans la structure de la société, et non dans la nature violente des individus.

Devant notre porte s'inspire, à l'origine, de la circulation routière à Beyrouth. Bien sûr, la circulation routière sert ici d'exemple d'un cas particulier de confusion sociétale. Si nous tapons les mots « La paix commence » dans un moteur de recherche sur Internet, nous serons surpris par le nombre de pages qui correspondent à « La paix commence devant notre porte », « La paix commence dans le cœur », et ainsi de suite. Mais quelle est l’étape suivante ?
Le philosophe, Sir Karl Popper, a annoncé un changement révolutionnaire. Il préconisait « l'ingénierie sociale fragmentaire » : des petits changements améliorent la société en peu de temps. Il affirmait que des expérimentations sociales sur une petite échelle ne peuvent causer que peu de dégâts, et permettent de faire facilement marche arrière si elles échouent.
Même si les idées de Popper sont riches, je pense qu'il a négligé le point suivant : les systèmes sociaux ont tendance à s’établir dans un état d’équilibre relativement stable. En effet, si l'on place une bille au fond d'un bol rond, et si on la pousse un peu, elle se déplacera légèrement vers le bord du bol, puis retombera. Si on la pousse un peu plus fort, elle montera un peu plus vers le bord, puis retombera encore. Il faut la pousser avec un minimum de force pour qu'elle sorte du bol. Tout effort moindre ne servira vraiment à rien.
Prenons un exemple : une municipalité souhaite améliorer un « mauvais quartier ». Comme les rues sont jonchées de détritus, la municipalité y installe des poubelles, mais sans succès. Pratiquement personne ne les utilise.
Pourquoi ?
Dans les « beaux quartiers » de la ville, lorsqu'une personne voit quelqu'un jeter une peau de banane sur le trottoir, elle lui demandera d'utiliser une poubelle, ou encore elle ramassera la peau de banane et la jettera dans une poubelle. Dans un « beau quartier », une peau de banane sur le trottoir fait une grande différence. En outre, tous les habitants du « beau quartier » souhaitent qu'il reste beau.
Dans les « mauvais quartiers » de la ville, une peau de banane de plus sur le trottoir ne change rien du tout. De plus, jeter sa peau de banane à la poubelle ne change rien non plus. Alors, pourquoi s'en donner la peine ? Pour inciter les gens à utiliser les poubelles, il faut au moins commencer par nettoyer les rues de tous leurs détritus. Alors, jeter sa peau de banane à la poubelle y fera vraiment une différence. Par ailleurs, il faudra probablement éduquer les gens qui ont l'habitude de jeter leurs détritus dans la rue. Ils devront aussi reconnaître que des rues propres sont bonnes pour leur santé. Ou alors, le « mauvais quartier » étant probablement pauvre, les gens y auront peut-être des problèmes plus urgents que celui des détritus.
Par conséquent, si on suit l'approche fragmentaire du changement social, on doit quand même trouver l'effort minimal requis pour sortir une situation de son état d'équilibre stable.
Malheureusement, une situation, dans laquelle les gens travaillent ensemble pour le bien commun, est généralement moins stable qu'une situation dans laquelle chacun se débrouille tout seul. Un semeur de détritus négligent ne rompra pas l’équilibre d'une « belle » rue. Mais supposons que 10 % ou 20 % des habitants deviennent négligents et jettent leurs détritus dans la rue, le reste de la population peut vite baisser les bras et devenir négligent à son tour. En revanche, on ne remarquera pas que 10 % ou 20 % des habitants d'une rue sale ont commencé à utiliser les poubelles. De plus, si ces habitants veulent réussir à rendre la rue propre, ils devront s'efforcer de convaincre leurs voisins au préalable.

L'Argent traite de la conquête économique. De nombreux événements, similaires à ceux de ce récit, se sont produits dans l'histoire du colonialisme. Cette courte histoire tente aussi d'expliquer l'aspect le plus déconcertant de l'argent : comment parvient-on à obtenir quelque chose en échange ? On peut assez facilement comprendre toutes les formes de monnaie antérieures : les gens acceptaient d’échanger des objets utiles contre de la monnaie, parce que les objets utilisés comme monnaie étaient utiles également. Par exemple, on pouvait échanger contre presque n'importe quoi des fèves de cacao, des coquillages, des chameaux, du cuivre, de l'argent, ou de l'or, et ce, parce qu'on pouvait les manger, les traire, les utiliser comme moyen de transport, ou les transformer en outils ou en bijoux. Tout objet, convoité par de nombreuses personnes, peut servir de monnaie ou de moyen d’échange. De nos jours, les gens acceptent de la monnaie papier sans valeur (il y a bien longtemps que la banque ne garantit plus de l’échanger contre de l'or), parce qu'ils ont besoin de cet argent du gouvernement pour payer leurs impôts. C'est la vérité pure et simple.

J’ai écrit l’histoire d’un bon roi en 2010 en Corée.  Je participais alors à une rencontre entre auteurs et illustrateurs du monde entier. Ils avaient tous contribué à rassembler des histoires sur la paix et étaient venus ensemble pour fêter la parution du livre. On parla beaucoup du pouvoir de l’amour et du sens de la tolérance et de l’amitié.« Si des gens chantent et dansent ensemble,  plus tard ils ne se battront pas. » fut une déclaration orale qui reçut une grande ovation.  Cela ne me plaisait pas de la contredire mais je dus le faire car malheureusement ce n’est pas vrai.  Combien de fois est-ce arrivé que des  gens qui étaient de bons amis et voisins, se retrouvent soudain des deux côtés opposés du front ! Bien que l’amitié la tolérance et l’amour soient des valeurs auxquelles on ne peut renoncer, elles ne suffisent malheureusement pas. Nous devons aussi enseigner à nos enfants à exercer leur esprit critique et à  analyser le monde qui les entoure . Nous devons comprendre et aider nos enfants à comprendre que les grands groupes ne se comportent pas comme les individus. Les États ne commencent pas à se combattre parce qu’ils ne s’aiment pas. On ne peut expliquer le comportement d’états ou d’ethnies, d’entreprises ou de communautés religieuses par la psychologie. En effet de telles organisations sont constituées de nombreux individus dont la psychologie, la conception du monde et les intérêts sont différents et qui ont une connaissance limitée des intentions des autres membres du groupe.Le comportement du groupe est déterminé par le comportement de chacun de  ses membres. Cependant ce qui en résulte peut être différent de tout ce à quoi aspirait  chaque membre du groupe.L’histoire que j’ai écrite en est l’exemple.

"Rapport auprès du conseil des systèmes solaires unis" est le résumé de ce que peut-être le garçon bleu a vu au cours des années où il observa la planète bleu dans son télescope. J'ai écrit la première version de cette histoire lors de cette semaine atelier dans la vallée d'Ötz, au cours de la laquelle les enfants pouvaient me demander de rédiger des histoires. Une petite fille qui, par hasard, portait le même nom que moi et se prénommait Nina, m'apporta un jour une feuille de papier où était écrit: "Martin, s'il te plait, dis-moi pourquoi il y a des guerres." L'histoire se fonde sur les recherches de Lewis Mumford ("Le Mythe de la Machine"), mais bien sûr aussi sur mes propres réflexions. Autrefois je pensais qu'il y avait eu une époque où les hommes ne connurent absolument pas la guerre. Lorsque j'ai entendu parler par Jane Goodall de guerre chez les chimpanzés, j'ai dû réviser mon point de vue. Même au temps de la cueillette et de la chasse il arrivait qu'un groupe, pour trouver de nouvelles terres, envahisse le territoire d'un autre groupe. Cela se soldait par le départ d'un des deux groupes et ça se terminait ainsi. La guerre pouvait effectivement se produire, mais ce n'était pas une composante essentielle de la culture. Ce n'est qu'avec le développement d'une économie paysanne, avec l'apparition de l'agriculture et de l'élevage, que les hommes eurent la possibilité de faire des réserves et ainsi avoir le temps de mener des guerres. Du côté des victimes, ces réserves étaient quelque chose qu'on pouvait se faire dérober sans pour autant être anéantis. La guerre devint une institution permanente, parce qu'elle était un moyen de rassembler les excédents des groupes minoritaires et d'investir dans des mesures entraînant une augmentation de la productivité, à savoir la production d'encore plus d'excédents qui pouvaient être de nouveau investis dans le progrès, etc. C'était - il est vrai - un moyen de loin plus efficace que d'éventuels négociations ou regroupements volontaires. Dans ce processus, le type de motivation des détenteurs du pouvoir et des guerriers n'était pas vraiment décisif. Dans la nature voient le jour des particularités comme, par exemple, l'apparition les cornes par mutation accidentelle. La question de savoir si ces cornes doivent rester ou disparaître dépend de celle de savoir si elles présentent pour leurs porteurs un avantage en matière de reproduction ou un inconvénient. Un chef peut déclarer la guerre à ses voisins par haine, par besoin de reconnaissance, pour des raisons religieuses, par pure exubérance, par agressivité refoulée, par frustration sexuelle, peu importe pourquoi. Mais la guerre comme institution permanente peut perdurer, d'abord, parce qu'elle avantage la concentration de population dans de grands empires et par là même permet la concentration des excédents, ensuite, parce qu'elle exige d'une grande partie de cette population de produire plus d'excédents que si ils avaient été volontaires pour investir dans la chose commune ou dans l'avenir et, enfin, parce qu'elle encourage le "progrès" en tant que développement de la productivité du travail humain. Le plus pour la société n'est pas obligatoirement un plus pour l'individu. Une communauté de 500 familles paysannes libres aura été plus heureuse qu'une armée de 100 000 familles paysannes sous la domination d'un chef de guerre. Pourtant une capitale avec des temples et des écoles religieuses, où était étudié le cours des planètes, seul l'empire du chef de guerre pouvait se l'offrir.

L'agression dont les hommes sont capables est certes une condition indispensable pour que des guerres puissent être entreprises, mais elle n'en est pas la raison fondamentale. Est-ce que les jeunes gens de l'Autriche-Hongrie de 1914 étaient plus belliqueux que ceux de - disons - 1914 ? Est-ce que l'empereur sur ces vieux jours était devenu belliqueux ? Souvent, il faut d'abord que l'agressivité des hommes et leur haine des voisins soient attisées pour qu'ils soient prêts à partir en guerre ou à y laisser partir leurs enfants. Souvent aussi, il faut que l'agressivité des soldats soit réfrénée.. Tandis que, d'un côté, dans certaines unités spéciales, on forme des hommes pour en faire de furieux combattants, comme par exemple les bérets verts au Vietnam, une armée moderne a besoin en première ligne d'hommes qui fonctionnent avec discipline et fiabilité, c'est-à-dire qui ne se laissent pas conduire par leurs émotions. Aussi importantes soient en privé les mesures éducatives en faveur de la disparition des agressions, de la compréhension des cultures étrangères, de la capacité au règlement pacifique des conflits, ces mesures ne peuvent pas éliminer les raisons profondes de la guerre. L'économie de marché qui dirige aujourd'hui les relations humaines sur notre planète vise, comme aucune forme de société auparavant, à l'augmentation de la productivité : produire toujours plus de biens avec toujours moins de travail et réinvestir les excédents aussitôt dans l'accroissement de la production et de la productivité. Cela ne conduit pas seulement au fait que nous nous heurtions bientôt à la limite de ce que la planète peut supporter au niveau écologique, mais on trouve aussi ici les racines de nouvelles guerres. On dit que les guerres de l'avenir seront menées pour des ressources en phase de disparition, par exemple l'eau. C'est envisageable. De la même façon, il est envisageable que les futures guerres soient conduites entre les grands blocs économiques avec comme raison : qui a le droit vendre et à qui ?

Pour éviter de futurs conflits, les six milliards d'humains - qui seront bientôt 7 ou 8 milliards - devront se mettre d'accord sur de nouvelles formes de vie économique et sociale. Ce n'est plus l'augmentation constante de la productivité qui devra être le but, toujours produire plus en travaillant toujours moins ; ce n'est plus l'échange de marchandises qui devra être au centre des relations commerciales ; le fait que les choses puissent être fabriquées avec de moins en moins de travail n'entraîne pas forcément que seront fabriquées de plus en plus de marchandises, mais que les hommes pourront utiliser leur temps devenu libre à échanger des prestations sociales (ou des services) : l'art, les loisirs, les soins, la santé, l'enseignement, la recherche, le sport, la philosophie...

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